samedi 14 septembre 2013

Mille et un califes (ou calife à la place du calife)-par Julie d'Andurain

Les deux journalistes libérés récemment en Syrie semblent avoir compris que les rebelles qui les avaient capturés envisageaient de réinstaurer un califat en Syrie. Arlésienne orientale ? Relecture fantasmée de l’histoire omeyyade ? Vœu pieu dans une société largement sécularisée par des années de dictature baasiste ? Tout cela à la fois. Envie de tenter une autre voie, un renouvellement sur la base d’un mythe du retour aux origines, d’un retour aux Salaf, c'est-à-dire aux grands ancêtres. Assurément. Toute la question est pourtant de savoir ce que pourrait bien impliquer pour des Syriens (ou des non Syriens) un califat centré sur la Syrie. Car il y a loin de la coupe aux lèvres. Si on s’en réfère à la tradition - et c’est bien ce que les Salafistes font - un certain nombre de critères sont requis.

Signifiant « successeur » du Prophète ou « lieutenant » ou « vice-roi » d’Allah, le titre de calife (khalifa en arabe) est institué à la mort de Mahomet en l’an 632 (de l’ère chrétienne) pour recouvrir la fonction militaire de commandeur des croyants (Amir al-muminin) et celle, religieuse, de guide des musulmans (imam) précédemment tenues par le Prophète. Il contient donc dès ses fondements l’une des caractéristiques de l’islam : la fusion des pouvoirs spirituel et temporel, la fonction spirituelle l’emportant à l’origine sur la fonction politique.

Symboles de l’âge d’or de l’islam, les quatre premiers califes – les « bien guidés » (rachidun) connaissent un mode de désignation électif assez compliqué qui résulte de l’absence d’un principe directeur dans l’organisation de la succession de Mahomet. Après l’émergence de la prétention des Alides - descendants d’Ali, gendre du Prophète -, les Omeyyades (661-750) leur succèdent et imposent un principe héréditaire ; ils transportent leur capitale de Médine à Damas. Administrant le Syrie comme si c’était son fief, organisant son pouvoir sur une base clientéliste, la dynastie omeyyade jette le discrédit sur l’institution califale et contribue notamment à faire émerger le chiisme comme un courant d’opposition susceptible de proposer un projet plus équitable. En 750, les Omeyyades sont renversés par les Abbassides (750-1258) qui se sont précisément appuyés sur les revendications chiites pour attirer à eux les masses populaires. Ils reprennent cependant le principe héréditaire de la transmission califale, laquelle exige une légitimation par le sang puis un enregistrement pas des docteurs de la religion, les ulémas. De façon à ne rien laisser de la dynastie omeyyade et à se rapprocher de la tradition persane, les Abbassides installent leur capitale à Bagdad. Durant cette période pluriséculaire, le califat se transforme profondément, les califes abandonnant petit à petit leurs prérogatives pour ne conserver que des fonctions de représentation.

Les Omeyyades et les Abbassides n’ont pas été les seuls représentants du système califal. Ils ont toujours dû partager leur pouvoir avec d’autres califats, tels celui de Cordoue en Espagne (929-1031), celui des Fatimides du Caire, califat chiite (909-1171) sans parler de la dynastie chiite des « Shahanshah », dynastie bowayhide iranienne (945-1055). Ainsi, la prétention au califat universel n’a-t-elle jamais pu se mettre en place totalement. Après la mort de Al-Mutasim en 1258, le titre de calife disparaît sous les coups des Mongols, païens ou chrétiens. Autrement dit, dans le monde arabe, le titre califal n’a jamais été totalement universel et il est tombé en désuétude dès le XIIIe siècle.

Mais, prétendant que le titre de calife leur a été cédé, les Ottomans restaurent le califat en  deux temps, d’abord entre 1261 et 1543 sous l’égide des sultans Mamelouks du Caire puis en 1517 avec le sultan ottoman Sélim 1er qui est reconnu comme « Serviteur des Lieux Saints » par le chérif de La Mecque. Le titre - qui n’entre officiellement dans la titulature turque qu’au XVIIIe siècle - est avant tout un instrument politique permettant de dominer un ensemble arabo-turc, car le califat n’est plus arabe ; il est turc. Cela ne pose guère de problème tant que les Arabes acceptent – ou subissent plus exactement – l’autorité turque. Mais qu’elle vienne à être contestée et tout l’édifice califal s’en trouve bouleversé.

C’est ce qui se passe au début du XXe siècle quand, sur fond d’impérialisme occidental, le sultan ottoman décide de mobiliser une politique panislamique pour assurer la cohésion d’un espace de plus en plus travaillé par les nationalismes. Au cours des années 1920, l’idée de califat universel se heurte plus frontalement à des revendications nationales tandis que les Arabes revendiquent un islam spécifiquement arabe, exprimé dans la langue arabe. Le projet de califat arabe doublé d’un congrès musulman s’est enraciné grâce au livre d’un notable d’Alep (‘Abd al-Rahmân al-Kawakibi, La Mère des Cités, 1903) qui a, en outre, rappelé la nécessité de choisir le calife au sein de la tribu des Qurayshite, c'est-à-dire au sein de la tribu du Prophète. Le califat des Ottomans se voit donc concurrencé par le chérifat de La Mecque représenté par les Hachémites, d’abord en 1915 lors de la révolte arabe puis plus ouvertement en 1924 après sa suppression par la Turquie de Mustapha Kemal Atatürk qui a pris soin, au préalable de dissocier la fonction politique (le sultanat est aboli en novembre 1922) de la fonction califale (supprimée en mars 1924).

Cette disparition califale de mars 1924 entraîne son lot de rivalités au sein du monde arabe. Les concurrents historiques et presque naturels sont les Hachémites car ils sont des descendants du Prophète. Ils sont représentés par Hussein, maître des Lieux Saints et ses fils. Mais leur volonté de vouloir dominer l’ensemble du Proche-Orient (avec Fayçal en Syrie puis en Irak, Abdallah en Transjordanie) leur attire bien des ennemis, à commencer par le clan des Saoud qui, venus du Nedj, veulent depuis longtemps s’emparer de la richesse de La Mecque et de Médine (dont la prospérité est assurée par le pèlerinage). Plus puissant militairement, Ibn Saoud s’empare du Hedjaz en octobre 1924. Mais devant les prétentions califales du sultan du Maroc - poussé très largement par Lyautey depuis 1915 -, Ibn Saoud, très prudent, préfère se contenter du titre de « Gardien des lieux saints » en attendant qu’un congrès islamique le nomme calife. Il sait qu’outre la prétention des ulémas à vouloir organiser des congrès pour élire leur calife (congrès de mars 1926 au Caire, aussitôt concurrencé par celui d’Alexandrie et celui de La Mecque), il existe d’autres rivaux toujours plus nombreux : le roi d’Égypte, l’émir d’Afghanistan, Ahmed Cherif, le chef de la congrégation des Sénoussis. L’impossibilité de trouver un terrain d’entente débouche en 1927 sur l’idée d’une évolution vers une « société des nations orientales », laquelle, plus politique que religieuse, est un décalque de la société des nations européennes tout en étant déjà la préfiguration de la Ligue des États arabes  (mars 1945).

En conclusion, le califat a certes disparu du monde arabo-musulman parce que Mustapha Kemal – un Turc laïc – l’avait souhaité. Mais s’il n’a pas été restauré, c’est parce que les populations arabo-musulmanes n’ont pas su se mettre d’accord. En conséquence, vouloir aujourd’hui restaurer un califat arabe – d’obédience salafiste – comme outil de lutte (contre qui, contre quoi, là est la question) est une absurdité puisque ce sont les Arabo-musulmans eux-mêmes qui se sont orientés vers une position laïque avec la « société des nations orientales ».

De toute façon, restaurer un calife supposerait quelques préalables indispensables, difficiles à réunir actuellement :

- Trouver une figure charismatique susceptible de s’imposer à la fois comme un chef politique et religieux, les qualités du calife étant attestées par le Coran : il doit disposer de qualités naturelles : pubère, sain d’esprit, de condition libre et de sexe mâle ; il avoir des qualités acquises comme une aptitude à commander (nadjda) et enfin avoir des compétences administratives (kifâya) et la connaissance des principes canoniques (‘ilm) ;

- Obtenir l’accord des ulémas dans le cadre d’un congrès car la procédure élective aura très certainement la préférence à un système dynastique ;

- Trouver un projet politique qui ne soit pas un simple messianisme révolutionnaire mais bien un moyen d’accompagner une jeunesse mieux éduquée vers une vie plus moderne ;

- Trouver enfin un projet califal qui soit compatible avec la réalité actuelle du monde arabe c'est-à-dire avec des pays qui ont chacun une identité nationale forte non soluble dans un ensemble supranational. En ce sens, faire de Damas le centre du nouveau califat ne manquerait pas de susciter la colère du Caire, de Bagdad, de Ryad, voire d’autres composantes de l’islam.

Julie d'Andurain

10 commentaires:

  1. Enfin un article documenté et loin des fantasmes.

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  2. Merci beaucoup. Il y en aura d'autres.
    J.A.

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    1. Sous l'évocation des racines passées il y a peut être l'espoir d'émergence d'un plus grand
      dénominateur commun, les frontières n'étant que des épisodes de l'histoire.

      Cependant, il parait toujours étonnant qu'un projet d'avenir soit un retour au passé.

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  3. "le titre de calife disparaît sous les coups des Mongols, païens ou chrétiens. "
    Pardonnez mon ignorance, mais des mongols chrétiens ?? quelqu'un peut-il m'éclairer?

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    1. Les Mongols sont réceptifs aux cultes locaux. Les chrétiens nestoriens sont très présents en Asie centrale et beaucoup de chefs mongols se convertissent surtout dans l'armée qui part à l'assaut de l'empire arabe. Certains chrétiens croient en une justice divine châtiant l'Islam et envisagent une grande alliance...avant de subir la foudre à leur tour.

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    2. Merci,
      Et ces Mongols Chrétiens que sont-ils devenus?
      Pouvez-vous me conseiller un bon bouquin sur les mongols (synthétique et objectif) SVP?

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  4. Bonjour,

    Merci pour cet article plutôt rare dans son genre. Je voudrais corriger 2,3 erreurs factuelles :
    _ le califat abbasside ne disparaît pas avec le sac de Bagdad en 1258 : une branche de cette dynastie s'installa au Caire et subsista jusqu'à la conquête turque Ottomane (1217);
    _ ce "second califat" abbasside fut purement honorifique et sous la tutelle suspicieuse des sultans Mamelouks (qui n'étaient pas Turcs et encore moins Osmanli) ;
    _ la thèse de la dévolution califale entre les Abbassides et Selim 1er est une tradition apocryphe forgée tardivement et remise au goût du jour au XIX° siècle pour faire pièce au réveil du nationalisme arabe
    _ la nature "césaropapiste" de l'autorité des sultans n'en était pas moins une réalité (le sultan étant l'"ombre de Dieu sur Terre") même s'ils n'en faisaient pas usage dans leur titulature.

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  5. Erratum : lire 1517 pour la conquête de l'Égypte par Selim 1er.

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  6. A muadDib, merci pour ces remarques précises. Je n'avais pas développé sur le second califat car un "post" n'est pas une thèse, mais vous m'apportez des précisions intéressantes sur la tradition apocryphe de la fin du XIXe siècle. Merci.
    J.A.

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  7. Pour l'histoire des Mongols, Jean-Paul Roux est un bon point de départ. Histoire de l'Empire mongol, Fayard, 1993.

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