dimanche 20 mai 2012

40-Le plan incliné du massacre


L’expertise des As s’appuie donc à la fois sur des qualités innées et sur une accumulation d’expériences, mais aussi, il ne faut jamais l’oublier, sur la chance. Même minimisée au maximum, chaque mission comporte une part de risque, le principal étant d’ailleurs l’accident mécanique, et les 40 As étudiés sont tous des survivants. Pégoud, excellent pilote, a été le premier de tous les As français. Il a pourtant été abattu en août 1915 en affrontant un avion d’observation.

Une caractéristique de la carrière des As est le caractère exponentiel de leurs victoires. Fonck est breveté pilote en mai 1915 mais n’obtient sa première victoire qu’en août 1916. C’est d’ailleurs la seule de cette année pour lui mais Fonck accumule les heures de vol et ses 74 autres succès sont acquis pendant les 21 mois suivants. Après avoir passé son brevet de pilote en avril 1915 et longtemps traîné une réputation de casseur d’avions, Guynemer obtient sa première victoire en monoplace en décembre 1915. Il a alors environ 200 heures de vol mais n’a participé, en moyenne, qu’à deux combats aériens par mois. Il lui faut alors quatre combats pour obtenir une victoire. L’accélération s’effectue à partir de février de l’année suivante et il accumule alors 49 succès en 19 mois. Nungesser, breveté en mars 1915, obtient deux victoires cette année là mais ne commence véritablement à être un « tueur » qu’à partir d’avril 1916. On peut multiplier les exemples. Madon, le quatrième au classement des As, est pilote depuis juillet 1913 mais n’obtient la première de ses 41 victoires qu’en septembre 1916. Boyau est breveté fin 1915 et détruit son premier appareil en mars 1917. Ehrlich a son premier succès 18 mois après son brevet, etc.

Ce décalage s’explique en partie par les circonstances. Le combat aérien n’existe véritablement qu’à partir de 1916. On tâtonne longtemps avant de mettre au point un armement de bord efficace et les premiers appareils spécifiquement dédiés à la chasse n’apparaissent qu’à la fin de 1915. De plus, les avions sont encore rares et les occasions de se rencontrer également. Les véritables duels ne commencent donc qu’au dessus de Verdun en février 1916 et se multiplient ensuite parallèlement à une production industrielle qui double tous les ans. A partir de l’été 1916, la plupart des missions de vol dans les zones de combat aboutissent à des occasions de combat.

A défaut de combattre, les As ont donc eu le temps d’apprendre à piloter, en général dans l’année 1915, et d’accumuler des centaines d’heures de vol au cours de multiples missions d’observation comme Fonck ou de bombardements comme Nungesser et Pinsart (21 missions de bombardement et 43 de reconnaissance avant de rejoindre la chasse). Malgré les qualités innées qu’ils possèdent, ce temps d’apprentissage apparaît indispensable à Fonck : « Il faut verser dans la chasse des aviateurs expérimentés et ne pas admettre dans cette catégorie des débutants. Le novice, s’il a un cran superbe, sera descendu dans les premiers mois d’essai et s’il est prudent restera inutile pendant au moins six mois. »

L’expertise s’appuie également sur un travail permanent et maniaque. Tous les grands As connaissent parfaitement les caractéristiques des appareils et des procédés ennemis. Fonck se précipite pour examiner les appareils qu’il a abattu au dessus des lignes françaises et voir s’ils comportent des perfectionnements. Pour lui  « pour devenir un grand « As », l’apprentissage est long, difficile, semé de déceptions et d’échecs répétés au cours desquels notre vie est cent fois jouée. » Obsédé par les enraiements de mitrailleuses, avant de partir en mission, il essaie chaque cartouche dans la chambre du canon de la mitrailleuse et jette celles qui lui semblent présenter le moindre défaut. Il constitue ensuite lui-même ses bandes de cartouches. Guynemer, par son passé de préparant à Polytechnique et ses débuts comme mécanicien, est passionné de technique aéronautique. Il connaît ses appareils dans le moindre détail et collabore fréquemment avec les industriels pour y apporter des améliorations. Un jour, il envoie des croquis à un ingénieur avec la remarque suivante : « les boches travaillent comme des nègres et il ne faut pas s’endormir, sans cela couic ». Il développe ainsi, en collaboration assidue avec les ateliers industriels, l’« avion magique », un Spad XII sur lequel il a fait placer un canon de 37 mm.
(à suivre)

1 commentaire:

  1. Cette série est vraiment captivante, comme tout ce blog. Exactement ce que je cherche, de l'histoire, une vraie réflexion originale. Sur les processus, sur les logiques de toute nature à l'oeuvre.
    Vous êtes rares à avoir cette qualité de pensée.
    Du coup j'ai acheté res militaris, après le si instructif la chair et l'acier. Merci.

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