samedi 9 janvier 2016

L'art de la guerre dans Dune


Publié le 29 mai 2013

L’univers de Dune est un univers d’une grande richesse, mélangeant dans un ensemble baroque mais très cohérent des éléments de sociétés humaines passées et des éléments de pure imagination. La guerre s’y exerce de manière particulière mais elle reste la guerre avec sa grammaire propre.

Comment détruire une grande maison

Le système politique de Dune est issu d’une Grande convention (de type Magna Carta) qui régit les rapports entre la Maison impériale, les grands féodaux réunis dans l’assemblée du Landsraad et la Guilde des navigateurs qui dispose du monopole du vol spatial. La guerre y est tolérée dans la mesure où elle ne perturbe pas cet équilibre des pouvoirs. Elle s’exerce en premier lieu entre Maisons et parfois, dans certaines conditions, entre le Trône et une Maison. La Guilde est normalement neutre.

Ces guerres sont limitées par trois facteurs. Le premier est la fragmentation des pouvoirs et le souci d’éviter qu’un acteur (la Maison impériale Corrino en premier lieu) devienne hégémonique. Toute Maison qui devient trop puissante voit ainsi se liguer les autres contre elles. La deuxième contrainte est celle des coûts et particulièrement des coûts de transport. Les opérations s’effectuant généralement d’un monde à un autre doivent passer par l’intermédiaire de la Guilde et la projection spatiale coûte très cher. La dernière enfin est la présence des armes atomiques. L’emploi de celles-ci est prohibé par la Convention mais, contrairement aux machines pensantes, pas leur existence. On peut donc considérer (en admettant que les principes de la dissuasion nucléaire s’appliquent de la même façon aux familles qu’aux Etats-nations) que les « atomiques » conservent un intérêt en emploi en second, peu probable, ou comme ultima ratio.

Les guerres prennent donc une forme large puisque tout ou presque peut être utilisé contre l’adversaire - sabotages économiques, corruption, pression diplomatique, raids, assassinats, etc.- mais peu profonde du fait de ces limites à une montée aux extrêmes. Elles ne se terminent donc normalement pas par la destruction de l’adversaire. Deux facteurs peuvent toutefois conduire à pousser ces limites voire même à les dépasser : la haine, comme celle que se vouent les Atréides et les Harkonnens, et une menace sur la circulation de l’épice, élément indispensable du fonctionnement de la Guilde et donc aussi de l’Empire.

La recherche de la destruction totale d’une grande Maison, comme celle des Atréides, sans l’emploi en premier d’atomiques, est complexe. Une stratégie de  première frappe conventionnelle contre les atomiques de l’ennemi est difficile surtout avec l'emploi des champs de force. La seule solution est de foudroyer l’adversaire par une attaque suffisamment rapide et massive pour obtenir un résultat décisif avant même que la décision d’emploi de l’arme ultime puisse être prise. C’était le scénario d’ engagement dans la « marge d'erreur » de la dissuasion que décrivait par le général Hackett en 1979 dans La troisième guerre mondiale. C’est évidemment le choix qui est fait par le baron Vladimir Harkonnen. 

La difficulté est que le coût de la projection de forces et l’efficacité des champs de force Holtzman (que l’on peut comparer aux murailles des châteaux forts) privilégient la défense sur l'attaque. Pour obtenir un rapport de forces écrasant, il faut donc réunir une masse considérable (et donc ruineuse) et si possible bénéficier d’une « cinquième colonne ».

La masse est obtenue en réunissant toutes les forces Harkonnens et en bénéficiant de l’aide d’une ou deux légions de Sardaukar de l’Empereur, apport autant qualitatif (un seul Sardaukar vaut plusieurs combattants « réguliers ») que quantitatif. Pour Vladimir Harkonnen, c’est une double prise de risque, militaire d’abord car il se découvre par ailleurs, et financière, puisque l’expédition est ruineuse. Un échec pourrait être fatal à la Maison Harkonnen. C’est un risque politique pour l’Empereur Shaddam IV, que le Landsraad peut considérer comme ayant rompu les équilibres et contribué à détruire-qui plus est par trahison-une grande Maison. La révélation de cette intervention peut déclencher une guerre générale contre la maison Corrino. Aussi les Sardaukar, à la manière des « volontaires » de certaines époques combattent sous la livrée des soldats Harkonnens. La quantité est une qualité en soi et la masse utilisée pour l’opération, dix fois supérieure à celle estimée par le mentat des Atréides, Thufir Hawat, contribue à la surprise stratégique. Elle intervient par ailleurs avant que les Atréides aient pu eux-mêmes se renforcer considérablement grâce à l’alliance avec les Fremen.

L’attaque massive des Harkonnens est considérablement facilitée par la « cinquième colonne » présente sur place, constituée des agents maintenus sur Arrakis après le départ des Harkonnens, et surtout par le traître Yueh qui non seulement abaisse les champs de force Holtzman d'Arrakeen mais neutralise également le duc Léto. C’est un cheval de Troie, cette fois opposé aux Atréides, qui permet à la fois d'ouvrir les portes à l'assiégeant et de tuer le chef adverse, le centre de gravité clausewitzien de ces acteurs politiques. Lorsque certains individus ont une importance démesurée, il faut leur opposer d’autres individus, seuls à même de les approcher pour les frapper.

Dans ces conditions, le plan des Harkonnens ne pouvait que réussir, mais comme tous les plans complexes il ne pouvait réussir en totalité.

Achille et Holtzman

Dans Dune, les combattants disposent apparemment de tout l’armement classique des space opera, les faisceaux laser et les champs de force en particulier, mais avec cette subtilité qui change tout que lorsque les deux se rencontrent cela provoque une explosion d’intensité variable mais pouvant aller jusqu’à celle d’une petite arme atomique. Cela pourrait donner naissance à des tactiques suicide intéressantes (assez facile à réaliser avec la conception de la vie humaine qui règne dans cet univers) notamment contre les grands boucliers protecteurs mais Frank Herbert les exclue tacitement. De fait, une des deux technologies, le laser, est peu utilisée sauf lorsqu’il n’y a aucun risque de présence de boucliers dans le camp adverse, ce qui est le cas notamment dans le désert d’Arrakis. Notons au passage que cela aurait pu être l’inverse-le bouclier considéré comme trop dangereux-ce qui aurait évidemment changé les conditions du combat mais aussi l’ensemble de l’univers de Dune tant le combat fait l’armée et l’armée fait l’Etat.

Le champ de force Holtzman ressemble aux armures de chevaliers par la quasi-invulnérabilité qu’il procure à ses porteurs avec toutefois deux différences notables : il est infiniment plus maniable qu’une armure, ce qui annule l’avantage de mobilité qui aurait pu exister au profit de léger non-porteur, et surtout il est apparemment peu coûteux, ce qui rend son emploi très courant. Sa seule faiblesse est de pouvoir être percé par des objets lents, ce qui impose une pénétration à l’arme blanche. La haute technologie impose donc paradoxalement de revenir à des formes ancestrales d’affrontement. Herbert exclue les tactiques collective de type phalange, qui devraient pourtant être possibles, au profit d’un combat purement homérique fait d’une collection d’affrontements individuels ou en petites équipes (peu développées par l’auteur alors qu’on voit tout de suite l’intérêt qu’il pourrait y avoir à s’attaquer à deux à un porteur de bouclier). Le combat dans Dune oblige à l’excellence individuelle obtenue par un mélange de vertus guerrières -le courage et l’agressivité en premier lieu- et de maîtrise de l’escrime. L’acquisition de cette excellence demande du temps et impose une professionnalisation de fait ainsi que la constitution d’une aristocratie guerrière. Cette aristocratie développe ensuite une culture spécifique qui lui assure le monopole de la violence, ce qui explique peut-être en retour le refus de toute tactique de masse mais la rend également vulnérable à l’apparition de cette même masse sur le champ de bataille. Les civils-amateurs sont exclus d’un champ de bataille où ils n’ont aucune chance de survie, mais aussi largement des guerres elles-mêmes.

Dans l’Illiade, il y a les héros, qui ont un nom, et les guerriers anonymes qui servent de faire valoir aux premiers. Dune possède son lot de héros-escrimeurs comme Duncan Idaho, Gurney Halleck ou le comte Fenring et ses soldats ordinaires qui font leur chair à épée. Duncan Idaho peut ainsi se vanter d’en avoir tué plus de 300 pour le compte du Duc Léto. Mais les héros sont rares et s’ils sont flamboyants ils ne font guère la différence au sein de batailles qui sont des agrégations de milliers de micro-combats. Frank Herbert introduit donc une catégorie intermédiaire qui associe le nombre et la qualité : les combattants d’élite , comme les Sardaukar, les Fremen et certains Atréides. Les Fremen ont les plus fortes qualités guerrières, les Atréides sont d’excellents techniciens et les Sardaukar associent les deux caractéristiques dans des proportions moindres. Chacun de ces hommes est capable de vaincre plusieurs soldats ordinaires et leur présence décide du sort des batailles. C’est tout l’intérêt de la présence des Sardaukar (10 à 20 % des effectifs seulement) dans la force d’attaque déployée par Vladimir Harkonnen contre les Atréides, avec cette crainte toutefois que ces quelques brigades puissent être utilisées par l'Empereur pour la balayer lui-même. L’intérêt de ces combattants d’élite, évident au niveau tactique, est encore plus flagrant au niveau opératif lorsqu’on considère le coût de projection interplanétaire d’un seul homme.

Au passage, Frank Herbert insiste beaucoup sur l’importance des milieux extrêmes comme le désert d’Arrakis ou l’oppression de la planète prison Salusa Secundus, pour développer des qualités guerrières. Il pense certainement aux bédouins arabes du VIIe siècle qui constituent son modèle pour le Fremen. Cette théorie est très discutable, les milieux extrêmes sécrétant surtout des sociétés adaptées mais figées voire piégées. Les Inuïts ou les Indiens d’Amazonie n’ont par exemple jamais constitué d’armées de conquérants. En creux, cette théorie suppose aussi que les sociétés riches et agréables sont amollissantes et que leurs armées sont faibles. L’Histoire, et notamment la Seconde Guerre mondiale, montre que les choses sont nettement plus complexes.

Les Fremen constituent un cas particulier dans l’univers militaire de Dune puisqu’ils sont à la fois parfaitement adaptés à leur milieu, très durs au combat et nombreux. Ils introduisent ainsi la masse à une échelle inconnue dans l’équation. L’attaque Harkonnen, considérée comme considérable, a mobilisé 10 légions, soit 100 brigades soit quelques centaines de milliers d’hommes, là où le mentat Thufir Hawat s’attendait à un raid d’au maximum quelques dizaines de milliers, ce qui semble constituer la norme des batailles. Tous ces chiffres paraissent par ailleurs assez faibles dès lors qu’il s’agit de contrôler une planète entière mais il est vrai que les populations ne semblent pas considérables non plus. Avec une population de culture guerrière de dix millions de Fremen, on passe à un potentiel de deux à trois millions de combattants masculins adultes et d’autant de combattants secondaires. Cela change évidemment la donne comme l'arrivée des piquiers Suisses dans la deuxième moitié du XVe siècle ou la levée en masse révolutionnaire de 1792 ont changé le visage de la guerre menée jusque-là en Europe avec de petites armées professionnelles. On peut penser aussi aux contingents professionnels occidentaux face aux 10 millions de Pashtounes en âge de porter les armes en Afghanistan ou au Pakistan. L’attitude et l'allégeance des Fremen constituent donc une donnée essentielle de la géopolitique de l’Empire.

Opération de stabilisation sur Arrakis

Hormis les cas, très rares, d’extermination de l’ennemi, une victoire militaire ne devient victoire politique que s’il y a acceptation de la défaite par celui qui a perdu le duel des armes. Dans le schéma trinitaire clausewitzien, c’est le pouvoir politique qui constate la défaite et accepte la paix, le peuple ne pouvant que suivre les décisions de son gouvernement. Si l’action militaire ne se contente pas de vaincre l’armée adverse mais a également pour effet de détruire le pouvoir politique, on se prive d’un interlocuteur et on prend le risque d’en voir apparaître un ou plusieurs autres qui vont continuer la guerre d’une autre manière.

Les Américains ne sont pas les Harkonnens (la Maison impériale peut-être) et Paul Muad’dib n’est ni Oussama Ben Laden, le mollah Omar ou Saddam Hussein mais la situation sur Arrakis en 10191 après la prise d’Arrakeen présente quelques similitudes avec celle de l’Afghanistan en 2001 et surtout de l’Irak en 2003, mais un Irak qui serait le seul producteur au monde de pétrole.

La guerre des assassins ne se termine pas en effet avec la mort du duc Léto, elle se transforme simplement. Les survivants Atréides se joignent à la guérilla endémique des Fremen contre les Harkonnens, qu’ils détestent, pour constituer une forme très efficace de « combat couplé » entre une puissance extérieure et des combattants locaux. Les Fremen apportent le nombre, leurs qualités de combattants et leur parfaite adaptation au milieu désertique ; les Atréides apportent les atomiques de famille, une « assistance militaire technique » et surtout un leader charismatique, mélange de Lawrence d’Arabie, de Prophète Mahomet et de Mahdi soudanais. Ce n’est plus une réaction d’anticorps à une présence étrangère hostile mais un véritable djihad.

Face à cette opposition qui se développe progressivement, se pose systématiquement le problème du diagnostic initial avec presque toujours la tentation de le minimiser et de le modeler en fonction de ses besoins. Pour le gouvernement français de 1954, les attentats de la toussaint rouge en Algérie sont le fait de bandits et pour le commandement américain de 2003, les attaques de guérilla qui se apparaissent dans le triangle sunnite irakien en mai-juin sont les derniers feux du régime déchu et de son leader en fuite. Cette appréciation initiale conditionne une réponse dont il est difficile par la suite de s’affranchir. S’écartant de la politique traditionnelle de pure exploitation (dans tous les sens du terme) économique de la planète Arrakis, et peu gênés par des considérations humanitaires qui n’existent, au mieux, que dans le cadre des signataires de la Grande Convention, les Harkonnnens et les Impériaux qui reprennent le contrôle d’Arrakis voient les Fremen comme une nuisance qu’il faut éliminer par l’extermination.

Tactiquement, on se trouve là encore dans le cas classique d’une force de technologie supérieure face à une guérilla protégée par son adaptation à un milieu particulier et protecteur (jungle, montagne, population locale des rizières ou des cités de l’Euphrate). Les Fremen ne bénéficient pas en revanche de la protection de boucliers Holtzman, qui ont par la particularité d’énerver les vers des sables. La tentation est alors forte pour les Harkonnens de limiter les risques en utilisant la maîtrise de l’air pour traquer l’ennemi au laser.

A cette stratégie d’attrition, par ailleurs peu efficace, les Fremen coordonnés par Paul Atréides répondent par une stratégie de pression économique en empêchant l’ennemi d’exploiter l’épice. Les Sardaukar quittent le front et les Harkonnens refusent de faire l’effort de former des combattants adaptés au désert d’autant plus que selon un schéma classique dans les dictatures, la réalité de la situation sur le terrain est masquée au sommet de l’organisation. Au bout de quelques années, la stratégie de jeu de Go de Paul Atréides permet de contrôler la majeure partie de la planète et de provoquer une accélération des évènements. La menace enfin évidente sur la production d’épice provoque à la fois la formation d’une coalition des Maisons menée par l’Empereur et donc la possibilité d’un affrontement décisif d’un niveau intergalactique, mais aussi, plus subtilement, le contrôle de la Guilde des navigateurs totalement dépendantes de l’épice. On atteint ainsi le stade final et la de la guerre populaire tel que la décrivait Mao Tsé-Toung. La bataille finale contre l’Empereur est l’équivalent de Dien Bien Phu en 10196.

Le problème tactique majeur qui se pose à nouveau est celui de l’élimination du bouclier de défense de l’Empereur. Le mode d’action utilisé est une grande tempête de sable dont on sait que l’électricité statique va saturer le champ de force. Il faut pour cela détruire auparavant les montagnes qui empêchent son passage et c’est là que les atomiques interviennent. Le tabou atomique est donc brisé, il est vrai de manière indirecte par un emploi sur un obstacle naturel, pour permettre la pénétration dans le camp adverse. Avec la supériorité numérique des Fremen et l’emploi surprise des vers des sables, la suite du combat ne fait plus alors aucun doute. Etrangement le combat se termine par un duel homérique, risque considérable tant la personne de Muad’Dib est importante et qui ne se justifie pas stratégiquement. 

dimanche 3 janvier 2016

La crise militaire française

Le mercredi 9 décembre 2015 était organisé aux Invalides, à Paris, un débat sur la Défense nationale autour de la publication d'un Cahier de la Revue Défense Nationale (RDN) : « Pour un nouvel indépendantisme ».

Mon intervention de 20 min (ici) portait sur la situation des armées françaises.

Pour l'anecdote, le même discours tenu il y a quelques années m'avait valu une convocation à l'état-major des armées, une lettre du CEMA (amiral Guillaud) au ministre expliquant qu'il n'y aurait plus de chercheur-militaire (j'étais alors à l'Irsem) et l'étude d'une mutation le plus loin possible d'un média quelconque. La peur que cela se sache dans les médias (et un motif réglementaire) avaient finalement retenu les sanctions.