lundi 30 septembre 2013

L'offensive du Têt-Un livre de Stéphane Mantoux

L’offensive du Têt de Stéphane Mantoux paru chez Tallandier est ce que j’ai lu de plus passionnant sur ce tournant de la guerre du Vietnam et de plus novateur depuis très longtemps sur ce conflit. Outre la relation précise des évènements, c’est toute l’approche historiographique faisant la part belle aux oubliés de ces évènements (c’est-à-dire pour simplifier les non-Américains) qui mérité d’être soulignée. L’auteur a bien voulu répondre à quelques questions :

L'offensive du Têt est relativement mal connue du grand public français. Quelles en sont les grandes étapes et les originalités ?

Effectivement, l'offensive du Têt reste mal connue du grand public français, à l'image de la guerre du Viêtnam, d'ailleurs. Il faut dire que l'historiographie est dominée par les Américains et que peu de chercheurs français s'y intéressent -sauf en lien avec la guerre d'Indochine, généralement.

Les grandes étapes sont le reflet du plan communiste. Il y a d'abord la phase de diversion, prévue pour attirer les troupes américains hors des zones côtières et peuplées, de façon à dégarnir les villes pour la phase principale de l'offensive. Elle commence à l'automne 1967 avec des attaques sur des points proches des frontières du Sud-Viêtnam. Le camp des Marines à Con Thien, au sud de la zone démilitarisée, subit ainsi un siège en règle et un pilonnage d'artillerie en septembre 1967, les premières escarmouches ou assauts ayant commencé en avril-mai. En octobre, les communistes attaquent par surprise la ville de Loc Ninh, au nord de Saïgon, près de la frontière cambodgienne et, contrairement à leur habitude, s'y maintiennent. En novembre, cette « bataille des frontières » culmine autour de Dak To, sur les Hauts-Plateaux, où la 173ème brigade aéroportée bute dans plusieurs régiments nord-viêtnamiens retranchés sur des hauteurs, notamment la colline 875, où les combats sont particulièrement violents. Enfin, durant la majeure partie de l'année 1967, les Nord-Viêtnamiens investissent les environs du camp de Khe Sanh, au nord-ouest du Sud-Viêtnam, au sud de la zone démilitarisée et à la frontière du Laos, pour en faire le siège. L'objectif de la phase de diversion n'est pas véritablement rempli : les troupes américaines dépêchées en renfort sont fréquemment redéployées vers les zones côtières ou près des villes d'où elles étaient venues. En revanche, cette diversion a contribué à fixer l'attention des Américains, et en premier lieu de leur commandant, Westmoreland, sur les frontières, et les pertes ont parfois été lourdes, comme celles des « Sky Soldiers » à Dak To.

L'offensive du Têt à proprement parler débute dans la nuit du 30 au 31 janvier 1968. Le Viêtcong, essentiellement, lance ses troupes régulières à l'assaut de la plupart des capitales provinciales et des grandes villes du Sud-Viêtnam. Au départ, la surprise est totale et permet à l'assaillant de s'emparer de nombre d'objectifs. Mais le plan n'a pas prévu ce qu'il convient de faire en cas de succès : aussi le Viêtcong demeure-t-il sur place sans exploiter la réussite initiale de certaines opérations. Ce faisant, il s'expose aux contre-attaques immédiates de l'armée sud-viêtnamienne, qui ne s'est pas effondrée, et des Américains, qui réagissent très vite. Passée la première semaine de février, les combats ne se prolongent qu'à Saïgon, un des principaux objectifs du Têt, à Hué, la grande ville du nord prise dès le 31 janvier par les Nord-Viêtnamiens, et à Khe Sanh, assiégée depuis le 20-21 janvier. À Hué, les Marines, épaulés par l'ARVN, mettent un mois à reconquérir la ville, pied à pied, face à plusieurs régiments nord-viêtnamiens bien retranchés. Khe Sanh n'est dégagé que le 7 avril par une opération de la 1ère division de cavalerie, des Marines et de l'ARVN qui brise le maigre étau subsistant autour du camp retranché -le siège n'est plus maintenu que par un rideau de troupes nord-viêtnamiennes dès le mois de mars. Le Têt ne se termine pas avec la levée du siège de Khe Sanh puisque dès le mois de mai, les Nord-Viêtnamiens lancent la phase II de l'offensive, en repartant à l'attaque, notamment à Saïgon. Le mois de mai 1968 est d'ailleurs le plus sanglant de toute la guerre pour l'armée américaine. Enfin, une nouvelle série d'attaques, qui correspond à la phase III, a lieu en août et s'arrête en septembre.

Quant aux originalités de l'offensive, il y en a plusieurs. D'abord, c'est la première offensive généralisée à l'ensemble du Sud-Viêtnam depuis l'intervention directe des Américains, en 1965. Le plan communiste a été pensé de bonne heure, mais n'est sélectionné qu'en 1967, afin de conserver l'initiative. L'originalité tient aussi à sa complexité, puisqu'il intègre un vaste prélude de diversion et deux phases optionnelles après la première en cas d'échec de celle-ci, et c'est bien ce qui arrive en réalité, les trois phases se succédant de janvier à août 1968. Le plan est original parce qu'il prévoit d'attaquer des villes qui ont été jusque là épargnées par le conflit, comme Hué, capitale culturelle et symbolique du Sud-Viêtnam, de façon à faire comprendre à la population que le régime sudiste ne peut garantir sa sécurité et précipiter les ralliements. Enfin, ce qui est frappant dans la stratégie communiste, c'est l'étroite imbrication entre les volets politique et militaire : les buts de l'offensive ne sont pas tant militaires (infliger le plus de dégâts aux Américains) que politiques (provoquer un soulèvement populaire, désintégrer l'ARVN par les ralliements, entraîner le retrait américain du Sud-Viêtnam, et in fine la chute de Saïgon).

L'offensive du Têt est un modèle de campagne opérative dont l'effet stratégique est supérieur à la somme des résultats tactiques, souvent médiocres voire négatifs. N'est-ce pas à cet échelon entre le tactique et le stratégique que la supériorité du Nord s'est faîte ?

Probablement. Il faut aussi bien voir que l'effet recherché est avant tout politique : certains dirigeants communistes s'interrogent d'ailleurs sur la capacité des troupes régulières du Viêtcong à tenir dans un contexte plus conventionnel, notamment en combat urbain. Sur le plan militaire, s'il est vrai que l'offensive est globalement un échec, celui-ci occulte que la surprise initiale a permis de beaux succès tactiques au Viêtcong ou aux Nord-Viêtnamiens. Sur la base aérienne de Tan Son Nhut, le Viêtcong infiltre la base et n'est repoussé que sur le tarmac par deux bataillons de paras sud-viêtnamiens qui se trouvent  là par le plus grand des hasards. A Hué, les Nord-Viêtnamiens manquent d'emporter la totalité de la ville qui ne doit son salut qu'à la résistance tenace d'éléments de la 1ère division d'infanterie de l'ARVN, unité d'élite, et de conseillers militaires anglo-saxons. Enfin, près de Khe Sanh, les Nord-Viêtnamiens engagent pour la première fois une douzaine de blindés (des chars légers amphibie PT-76 soviétiques) qui submergent le camp des forces spéciales à Lang Vei, sans que les Marines ou l'aviation ne puissent rien y changer. Le schéma de l'offensive semble effectivement mettre en oeuvre une forme d'art opératif : il est difficile de déterminer une influence extérieure, Giap ne s'étant jamais véritablement exprimé sur ce sujet. En retraçant son parcours, on imagine que des contacts avec les Soviétiques ou les Chinois ont pu amener, d'une certaine façon, à esquisser ce niveau intermédiaire de la guerre que l'on voit à l'oeuvre durant le Têt -quand et comment, c'est la question. Mais l'offensive ne doit probablement rien, par exemple, à des conseillers du bloc communiste.

Une des nombreuses qualités de votre travail est la place qu'il accorde à l'acteur oublié de cette campagne : l'armée sud-vietnamienne, presque toujours présentée comme faible et corrompue. Sa solidité et son efficacité ont surpris tout le monde dans cette campagne et sont peut-être la clé de son résultat immédiat. Comment l'expliquez-vous ?

L'armée sud-viêtnamienne a été effectivement, pendant longtemps, l'une des grandes oubliées, ou méprisées, de l'historiographie. Si elle ne s'effondre pas comme l'espéraient les communistes en déclenchant l'offensive, c'est pour plusieurs raisons. D'abord, la junte militaire dirigée par le président-général Thieu, depuis 1965, tient en main l'armée, politiquement parlant, à la suite de Diêm. Ensuite, les unités d'élite de l'ARVN, qui ont mené les opérations de combat et continuent à en mener, régulièrement, après l'intervention américaine, jouent un rôle décisif. A Saïgon, la défense s'articule notamment autour des Rangers, de quelques bataillons de Marines et de paras. A Hué, la 1ère division d'infanterie réussit à s'accrocher dans la partie nord de la ville qu'elle reconquiert pratiquement seule -si l'on excepte un bataillon de Marines américains envoyé en renfort mi-février- face aux Nord-Viêtnamiens. Même à Khe Sanh, les Marines sont épaulés par le 37ème bataillon de Rangers de l'ARVN qui subit d'ailleurs l'un des assauts principaux contre la base. Enfin, la plupart du temps, la population se place sous la protection de l'ARVN, voire des Américains, face à l'assaut communiste, ce qui regonfle le moral des soldats sud-viêtnamiens après le choc de l'offensive. En outre ceux-ci constatent rapidement que les Américains se reprennent et qu'eux-mêmes peuvent venir à bout des groupes d'assaut du Viêtcong, comme à Saïgon par exemple.

S'il est vrai que l'armée sud-viêtnamienne est l'un des acteurs majeurs dans la défaite  globale des communistes pendant le Têt, il n'en demeure pas moins que la performance est contrastée. D'abord parce que les divisions d'infanterie réalisent des performances inégales. Ensuite, les unités d'élite, fréquemment engagées, sortent épuisées et usées de l'offensive du Têt, ce qui aura des conséquences par la suite. Enfin, il faut remarquer que les Américains peinent toujours à coordonner leur action avec l'allié sud-viêtnamien. Le cas le plus emblématique à cet égard est sans doute celui de Hué : la reconquête de la ville est divisée entre les Marines au sud et les Sud-Viêtnamiens au nord, les tirs fratricides ne sont pas rares, les Américains manifestent parfois, surtout a posteriori, plus de respect pour l'adversaire communiste que pour l'allié sud-viêtnamien, dont les soldats sont régulièrement accusés d'être des pilleurs ou des lâches. Or, en réalité, à Hué, ne sont engagées que des unités d'élite -Marines, paras, 1ère division d'infanterie- dont les pertes sensibles montrent la détermination au combat, alors même que l'équipement n'est pas forcément moderne.

Qu'ont retenu les Américains de ce conflit, dont on pense généralement qu'ils l'ont refoulé aussitôt ?

Il y a effectivement, assez largement, un effet repoussoir de la guerre du Viêtnam pour les militaires américains, dès 1973 et surtout après 1975. Dès l'année suivante, on voit que l'armée américaine se recentre sur le combat conventionnel face aux Soviétiques dans le cadre de la doctrine « Active Defense » en Europe, supplantée quelques années plus tard par la fameuse doctrine de l' « Airland Battle ». A dire vrai, le questionnement est plus le fait des historiens de l'armée américaine, qui souvent penchent dans le courant révisionniste, c'est à dire celui qui pense que la guerre du Viêtnam aurait pu être gagnée. Certains, tel Harry Summers, sont alors persuadés que le pouvoir politique a bridé les militaires, les empêchant notamment de bombarder efficacement le Nord-Viêtnam, voire de l'envahir, ou tout simplement de détruire la piste Hô Chi Minh en attaquant le Laos, en particulier. D'autres, comme Andrew Krepinevich, sont plus critiques à l'égard de l'armée américaine qui n'aurait pas mené, en fait, la bonne guerre, étant trop focalisée sur la dimension conventionnelle. Ce qui est frappant, c'est que l'armée américaine s'est tournée ensuite, sous l'égide d'hommes comme Schwarzkopf ou Powell, tous les deux vétérans du Viêtnam, vers la dimension conventionnelle et la découverte de l'art opératif, comme le montre la guerre du Golfe. En revanche, la dimension contre-insurrectionnelle, la question des liens entre buts politiques et militaires dans le cadre d'une stratégie cohérente, ont été largement délaissés. On en constate les limites lorsque les Etats-Unis  doivent faire face, après la chute de l'URSS, à des formes de combat qui ne relèvent plus seulement de la guerre conventionnelle, mais plus uniquement, aussi, de la contre-insurrection.

Merci à Stéphane Mantoux.

jeudi 26 septembre 2013

« Savoir-faire et faire savoir », la propagande coloniale-par Julie d'Andurain

Par le passé, les coloniaux – y compris les coloniaux d’adoption comme Lyautey – sont passés maîtres en matière de politique d’influence et de propagande. À l’origine, à la fin du XIXe siècle, le terme n’a pas le sens négatif de qu’il prendra après la Seconde Guerre mondiale. Dans l’esprit des principaux publicistes parisiens - les indispensables relais des coloniaux sur le terrain - il désigne simplement le désir de propager ses idées auprès de l’opinion publique, toute forme de démonstration d’un « savoir-faire » qui peut être réalisée dans des conférences publiques ou des bulletins d’information. Sur le fond comme sur la forme, les premières méthodes en matière de propagande coloniale s’inspirent très concrètement des congrès de propagation de la foi religieuse ; elles ne sont donc pas sans analogies avec l’œuvre missionnaire africaine en ce qu’il s’agit avant tout d’éduquer les populations, de les rallier à soi. Mais la réflexion intellectuelle sur la meilleure manière de mener cette politique d’influence ne va pas de soi : faut-il passer par l’écrit ou par l’image ? Quel est le public visé : les décideurs, l’opinion publique ?  Doit-on s’appuyer sur la presse, les sociétés savantes, les chambres de commerce, le réseau éducatif ?

Les coloniaux les plus avertis réfléchissent de façon intense à la meilleure manière de procéder. Quelque peu agacés de s’entendre dire, à leur retour en métropole, que les campagnes coloniales relèvent du « tourisme », Gallieni et Lyautey ne sont pas les derniers à s’intéresser à la question. Lors d’une conférence, Lyautey explique comment il avait observé lors de son séjour à Madagascar les Britanniques utiliser abondamment les journaux illustrés –  Graphic et Black and White particulièrement – pour valoriser les missions passées et présentes de leurs officiers. Pas un fait de guerre n’était passé sous silence, toute chose étant systématiquement exploitée pour mettre en valeur tel ou tel officier, aussitôt photographié. De la sorte, personne en Grande-Bretagne ne sous-estimait le travail des officiers coloniaux britanniques.  

En revanche, du côté français, l’emploi du mot, son sens et la valeur profonde à lui accorder posent, à la même époque, quelques problèmes. Harry Alis, le fondateur du Bulletin du Comité de l’Afrique française, le principal organe de presse des coloniaux, l’employait sans complexe, au sens d’information ou de renseignement, mais le terme disparaît du bulletin à sa mort, en 1895. Deux ans plus tard, dans un bel article, le géographe Marcel Dubois défend l’idée selon laquelle il faut abandonner les « formules approximativement justes ou nettement fausses ». À une propagande sentimentale destinée aux masses, il dit préférer le discours scientifique seul à même de respecter l’opinion publique. Cette vision, qui n’est autre qu’une réflexion positiviste, s’impose aussitôt dans le Bulletin dirigé par son ami et collègue Auguste Terrier. En plus des chroniques habituelles, ce dernier choisit de publier dans la revue saumon les rapports des officiers, parfois sans modifier les documents sauf à leur apporter des approfondissements grâce aux lettres privées. De la sorte, il donne une grande valeur documentaire à son travail. Mais la liberté de ton d’un Bulletin, rendu doublement indépendant par ces documents privés et par la grâce d’un financement qui l’est tout autant, ne satisfait pas totalement le ministère des Colonies qui se sent obligé de rappeler les coloniaux à leur devoir de réserve. Pour lui faire pièce, il donne naissance à un organisme chargé de rassembler un renseignement statistique pour mieux le redistribuer de façon cohérente et assurer ainsi une promotion de l’idée coloniale. Signe indiscutable d’une confiance dans le projet colonial, cette pratique ne trouve pourtant pas à s’imposer de façon univoque.

Dès le tournant du siècle, on assiste à la juxtaposition de deux types de propagandes coloniales : l’une, destinée à une élite, valorise l’action de la France en adoptant une attitude rigoureuse et positiviste. Elle s’appuie essentiellement sur le texte pour lequel elle recherche la plus grande qualité possible ; l’autre, destinée aux masses populaires, cherche à construire une « tâche patriotique ». Elle s’appuie essentiellement sur l’image et s’adresse aux enfants que l’on va trouver dans les écoles de la République.  Avec le temps, elle s’apparente de plus en plus à la publicité ou la réclame en se rapprochant du « viol des foules » dénoncé par Serge Tchakhotine. Quant à la propagande positiviste, scientiste préconisée par Marcel Dubois, elle trouve à être réutilisée avec talent par Lyautey quand il devient résident du Maroc en 1912. Pour faire pièce au manque de moyens qui ne cesse de l’étrangler, il met en place à partir de 1915 une politique culturelle fondée essentiellement sur la culture et le commerce de façon à lutter contre l’Allemagne. Il participe de la sorte à l’émergence d’une pensée française valorisant activement le « soft power ».   

mardi 24 septembre 2013

Université de tous les savoirs-La violence aujourd'hui

J'aurai le plaisir d'intervenir demain mercredi 25 septembre dans le cadre de ce cycle d'étude sur la violence. 

C'est à 18h30 à Paris, Université Paris Descartes, 45, rue des Saints-Pères, amphithéâtre Binet. Entrée libre.

J'y parlerai de l'homme au combat.

Pour le programme, cliquez ici

Pour des informations sur l’Université de tous les savoirs, cliquez ici

jeudi 19 septembre 2013

Le plus grand maréchal soviétique-par Rémy Porte

Repris de son excellent blog Guerres et conflits

Joukov. L'homme qui a vaincu Hitler
Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri

Bien connu pour ses précédents travaux très appréciés sur Koursk et sur l’Armée rouge, Jean Lopez nous propose aujourd’hui, avec Lasha Otkhmezuri, la première vraie grande biographie complète en français du célèbre maréchal soviétique.

Constatant en introduction que « la vie de Joukov se confond avec celle de l’Armée rouge mais aussi celle du parti bolchevick et de l’Union soviétique », les auteurs nous entrainent donc dans une vaste chronique, dont le pivot est bien la carrière militaire de Joukov et en particulier son rôle durant la Seconde guerre mondiale, mais qui s’étend au-delà à toute l’histoire de l’URSS. Nous le suivons donc, dans une grande première partie, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, de son engagement dans la cavalerie impériale en 1915, son instruction pour devenir sous-officier l’année suivante, son baptême du feu en août de la même année, son ralliement à la révolution (tardif) à la révolution à l’été 1918 et son adhésion au parti bolchevique en mars 1919. Ce sont ensuite les engagements de la guerre civile, contre les Blancs mais aussi (moins connus) contre les Verts, ces paysans révoltés qui tiennent une partie de l’Ukraine, au cours desquels il est blessé et se distingue. Il est chef d’escadron en 1922 (Ah ! L’avancement durant les périodes troubles !), commande un régiment en Biélorussie, poursuit sa formation théorique et s’initie au tournant des années 1930 à l’art opératif. Apprécié de ses chefs, il poursuit son ascension dans la hiérarchie militaire, toujours dans la cavalerie, commence à nouer des relations plus étroites avec les fonctions politiques, et commande la prestigieuse 4e division de cavalerie et parvient à éviter d’être pris dans les grandes purges qui suivent l’arrestation de Toukhatchevski : « Dans le pays, l’ambiance était sinistre. Personne n’avait confiance en personne, les gens avaient peur les uns des autres … Une épidémie de calomnie sans précédent se propagea partout ». Du fait des vides créés dans le commandement, il bénéficie alors d’un avancement encore plus rapide au sein d’une armée qui survit dans le chaos. A partir de 1939, il entre en campagne : en Extrême-Orient tout d’abord, où il « recueille les lauriers du vainqueur », puis prend le commandement de la région militaire spéciale de Kiev : « le printemps 1940 voit Joukov accéder aux cercles dirigeants de l’Armée rouge », dont il devient chef d’état-major général quelques mois avant l’opération Barbarossa.

La seconde partie est bien sûr consacrée à « La grande guerre patriotique », et les auteurs poursuivent leur étude avec autant de soins et de détails, en profitant au fil des pages pour développer, comme dans la première partie, certains aspects d’histoire militaire en lien direct avec les questions politiques, administratives, culturelles parfois de la Russie. Limogé puis rappelé, « sauveur de Moscou », il alterne échecs et succès, en particulier au sud du front oriental, de Stalingrad à Koursk. C’est ensuite la longue progression en Europe de l’Est jusqu’à Berlin, avec quelques paragraphes bien sentis sur les oppositions intestines en maréchaux et la description de la pression directe que Staline exerce sur eux. Son immense notoriété à partir de mai 1945 lui vaut d’inquiéter le dictateur, et d’être écarté pour près de sept ans. Les dernières pages sont consacrées à « Joukov, moteur de la déstalinisation » et l’on fera utilement le parallèle pour cette période avec le Beria, que nous chroniquions il y a deux jours.  Mais ? dès l’automne 1957, c’est la chute, définitive : « En disparaissant de l’espace public, Joukov coiffe l’auréole du martyr » et devient dans l’esprit public « le maréchal de Staline ».

A plusieurs reprises, Jean Lopez détruit quelques légendes tenaces sur la vie du maréchal soviétique et l’on apprécie ici la densité et la qualité des notes et de la bibliographie (ainsi qu’un très utile index). Les situations personnelles ou proprement militaires de la vie du maréchal sont toujours replacées dans leur contexte, ce qui donne une véritable plus-value à l’ouvrage. Ce Joukov, qui est aussi un plaidoyer pour l’histoire militaire, séduira les amateurs et mérite indiscutablement de figurer dans toute bonne bibliothèque.

Perrin, Paris, 2013, 732 pages, 28 euros.
ISBN : 978-2-262-03922-6.

mercredi 18 septembre 2013

Impressions de Kaboul (2009)

Ce compte-rendu a été publié dans la première lettre de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire à la fin de 2009. Ce document sans prétention est surtout intéressant car il avait à l’époque suscité les foudres du chef de cabinet du chef d’état-major des armées de l’époque, préfigurant le concept d’ « atteinte au moral des armées » justifiant la limitation de l’expression. Rétrospectivement, il n’y avait pourtant pas là de quoi susciter tant d’émotions.  

Il est maintenant temps de faire l’histoire de notre participation à cette guerre, ne serait-ce que pour rendre hommage à tous ceux qui l’ont faite et qui peuvent en être fiers.

Je me suis rendu à Kaboul du 5 au 15 octobre [2009], invité par l’opération Epidote afin de prononcer des conférences au profit des équivalents afghans du Collège interarmées de défense (CID) et du Centre des hautes études militaires (CHEM) (soit au total sept officiers généraux et vingt colonels) et suivre, avec eux, le stage de contre-insurrection organisé par les Américains. Le principal intérêt de ma mission a été d’échanger avec ces officiers afghans mais aussi de rencontrer, outre le personnel d’Epidote, le chef de corps du Bataillon français de Kaboul-Surobi, des officiers des Operational mentor and liaison team (OMLT) et certains membres français du quartier-général de la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS ou ISAF). Je n’ai pas pu malheureusement me rendre dans la province de Kapisa.

La formation de l'armée nationale afghane

La Coalition apparaît comme une immense machine tournant un peu sur elle-même et souvent pour elle-même, en marge de la société afghane. Le QG de la FIAS (2000 personnes) et les différentes bases de  Kaboul forment un archipel fermé sur l’immense majorité de la population. Les membres de la Coalition se déplacent en véhicules de base en base comme de petits corps étrangers, blindés et armés. Pour les Afghans, ces bases constituent des oasis de prospérité dont ils profitent bien peu. Prendre ses repas dans la base américaine Phoenix (où est logée Epidote) est surréaliste par l’abondance de produits offerts, presque tous importés des Etats-Unis, et ses coûteux écrans plats diffusant en boucle les émissions de la chaîne des forces armées américaines (2/3 de sport et 1/3 de slogans sur la fierté d’être soldat, l’hygiène ou la lutte contre le harcèlement sexuel), univers aseptisé dont les Afghans sont absents sauf pour le nettoyer. Outre son caractère égoïste, cet archipel a le défaut d’être associé dans les esprits afghans à une administration locale corrompue, d’être multinational -avec ce que cela suppose comme complexité organisationnelle- et d’être sous domination d’une culture militaire américaine peu adaptée à ce type de conflit.

L’organisation de la formation des officiers afghans, cœur de la mission d’Epidote, est un bon exemple de ce que peut donner cette structure. Même si les Français sont plutôt leaders dans cette formation, les ordres sont donnés par un organisme conjoint Coalition-Ministère de la défense afghan dominé par les Anglo-saxons. Le résultat est un empilement de périodes de formation. De Saint-Cyr au CHEM, un officier français suivra sept périodes de ce type, là où le cursus de l’officier afghan, dans une armée qui n’est qu'une grosse infanterie et surtout est en guerre, en suivra neuf, avec toutes les difficultés que cela pose pour lui de venir à Kaboul, sans logement et avec une maigre solde. Durant ces différentes périodes de formation, il recevra des manuels qui ne sont que des traductions intégrales d’énormes documents américains, réalisées par la société privée Military Personnel Resources International (MPRI, qui s’occupe aussi de la formation, essentielle, des commandants de bataillons).

Les officiers qui sortent de cette galaxie de stages sont ensuite gérés par le ministère de la défense afghan. Pour, entre autres, les raisons pratiques évoquées plus haut, les stagiaires sont majoritairement originaires de Kaboul et ne demandent qu’à y rester, quitte à acheter leur poste. Le facteur ethnique est également omniprésent et intervient dans toutes les décisions ou presque (j’ai vu des stagiaires Pashtounes se plaindre de recevoir des calculatrices plus petites que celles données aux Hazaras). On se retrouve ainsi avec un décalage important entre le corps des officiers formé à Kaboul et celui qui combat sur le terrain. Et encore, les officiers désertent-ils peu par rapport aux sous-officiers et militaires du rang (3% contre respectivement 12% et 34 % !). Au total, l’ensemble du système de formation de l’armée afghane apparaît comme une machine à faible rendement alors que la ressource humaine locale, imprégnée de culture guerrière, est de qualité. On ne permet pas aux afghans de combattre à leur manière, en petites bandes très agressives (c’est-à-dire comme les rebelles qui nous avons en face de nous) tout en ayant du mal à les faire manœuvrer à l’occidentale.

On est donc en droit de s’interroger sur la réalisation du programme de multiplication par deux, voire trois, de l’armée afghane, demandé par le général Mac Chrystal. Il est vrai que rien ne remplace les hommes dans ce type de guerre et que l’armée afghane actuelle est, par rapport à la population, deux fois moins importante que l’armée française, mais où trouvera-t-on les officiers pour encadrer et les Coalisés pour « mentorer » cette armée dilatée ? La tentation est alors très forte de diminuer les durées des stages de formation des hommes (la formation initiale des militaires du rang pourrait ainsi passer de 20 à 8 semaines) au risque d’un effondrement de la qualité.

Les généraux afghans avec qui j’évoquais cette question considèrent que la ressource humaine est suffisamment abondante pour fournir les effectifs nécessaires, à condition d’augmenter très sensiblement les soldes. Ils sont sidérés par le décalage entre les dépenses des coalisées et la faiblesse de la solde des soldats Afghans (une mission moyenne, sans tir, d’un chasseur-bombardier moderne équivaut presque à la solde mensuelle d’un bataillon afghan) d’autant plus qu’il existe un « marché de l’emploi guerrier ». Il suffirait probablement de doubler la solde des militaires afghans (soit un total d’environ 200 à 300 millions de dollars par an, dans une guerre qui en coûte plus d’un milliard par semaine aux seuls contribuables américains) pour, d’une part, diminuer sensiblement le taux de désertion et d’autre part attirer les guerriers qui se vendent au plus offrant (pour l’instant les mouvements rebelles). Mais il est vrai que personne ne demande vraiment leur avis aux officiers afghans, comme lorsqu’il a été décidé d’échanger les increvables AK-47 dont ils maîtrisent le fonctionnement dès l’enfance, par des M-16 trop encombrants pour eux.

La guerre à l’américaine

Ma plus grande surprise a concerné les Américains. J’avais constaté à plusieurs reprises il y a presque vingt ans, la médiocrité tactique de leurs petits échelons d’infanterie mais j’étais persuadé de leur progrès après des années de combat en Irak et en Afghanistan. Les témoignages de plusieurs officiers insérés dans des opérations américaines tendent à prouver que je me trompais et que les critiques de l’analyste (américain) William Lind étaient valides lorsqu’il dénonçait il y a peu la compensation de cette médiocrité par la puissance de feu, auto-entretenue par la jeunesse et le turn-over des recrues. 

Finalement, d’un point de vue tactique, les méthodes américaines ne sont guère différentes de l’époque de la guerre du Vietnam (à cette différence près que le moral des troupes reste très élevé) et dont on connaît les nombreux effets pervers. Au sein d’une culture afghane féodale, guerrière et mystique, cette puissance de feu écrasante est comme un Midas qui transforme en héros ceux qui s’opposent à elle, en martyr ceux qui en sont victimes et en vengeurs les proches de ces martyrs. Inversement, ceux qui se protègent derrière elle et refusent le combat rapproché apparaissent comme des lâches. Bien évidemment, et malgré les innombrables précautions (qui du coup en réduisent considérablement l’efficacité), cette dépendance au feu conduit régulièrement à des bavures catastrophiques, d’autant plus  facilement exploitées médiatiquement qu’il n’y a pas de contre-propagande. Avec le temps, l’effritement du soutien des opinions publiques occidentales et, ce qui va de pair, avec la sensibilité croissante aux pertes, conduit mécaniquement à une plus grande distanciation de l’ennemi mais aussi de la population jusqu’au rejet final. La bavure de Kunduz le 4 septembre dernier, lorsque les Allemands ont demandé aux Américains de détruire deux camions citernes détournés par les rebelles et offerts par ces derniers à la population, est symptomatique de cette spirale négative. Les officiers afghans ne comprennent pas que les Allemands n’aient pas envoyé une unité terrestre récupérer ces citernes apparemment si importantes et qu’ils n’aient pas envisagé qu’elles seraient entourées de civils.

Cette manière de faire la guerre à distance est incontestablement perdante à terme et toute la volonté de la directive Mac Chrystal est d’enrayer cette spirale « vietnamienne », mais il s’agit là d’une combat à mener contre la culture de sa propre armée.

La guerre à la française

Les Français ne sont que des acteurs mineurs au sein de cet ensemble complexe, mais ils conservent une bonne image, d’autant plus que leurs résultats sont très bons mais aussi très différents selon les provinces. Si le district de Surobi, là même où dix de nos soldats avaient été tués le 18 août 2008, semble en voie de pacification, la situation dans la province voisine de Kapisa est beaucoup plus difficile, sans doute parce que cette zone est aussi beaucoup plus stratégique pour les rebelles. Depuis un an, nous y avons combattu durement et efficacement, établissant au passage notre crédibilité tactique vis-à-vis Américains, mais nous n’avons pas entamé le volume des forces rebelles en face de nous et la liberté d’action que nous avons conquis au profit des forces de sécurité afghanes est sans cesse remise en question. Le nombre d’attaques contre les Français tend même à augmenter nettement. Conscient de l’impossibilité de contrôler toute sa zone avec ses moyens limités, le 3e Régiment d’infanterie de marine (RIMa), actuellement sur place, se contente d’une action indirecte et patiente concentrée sur la construction des routes et le repoussement des rebelles qui veulent s’y opposer, sans chercher à les traquer et les détruire, l’humiliation de la fuite valant parfois mieux qu’une destruction valorisante. En réalité, seuls quelques chefs de bande, surtout s’ils sont étrangers à la zone, méritent vraiment d’être éliminés, mais nous nous refusons à pratiquer le targeting (tout en laissant faire les Américains). Cette approche indirecte du 3e RIMa a fait l’unanimité des officiers afghans à qui je l’ai présenté.

De son côté, l’opération Epidote, pourtant essentielle, ne dispose que d’un budget de 700 000 euros (dont 450 000 consacrés à la location d’une vingtaine de véhicules). Un effort particulier est fait sur l’enseignement militaire supérieur, en compétition directe avec les Canadiens et les Allemands, qui voient là un créneau à la fois valorisant et peu dangereux. La visite du directeur français du CID est très attendue par les officiers afghans qui persistent à nous accorder leur préférence.

Sur le plan de l’image donnée de leur action en France, beaucoup de Français sur place ont le sentiment d’une opération à bas bruit et à bas coût, sorte de guerre d’Indochine en modèle réduit.

L’empire du milieu

Il faut être conscient que cette guerre sera longue et difficile, mais qu’elle est gagnable ne serait-ce que parce que les Talibans sont largement détestés. Au niveau stratégique, tous les officiers afghans rencontrés se plaignent de la gestion politique de cette guerre, considérant que l’action militaire comme continuation d’une politique corrompue ne peut qu’être corrompue elle-même. Tous réclament donc une action ferme de la Coalition sur l’administration. Le deuxième pilier de la victoire viendrait selon eux de l’arrêt total du soutien pakistanais aux mouvements rebelles. Ces deux conditions (considérables) réunies, il serait alors, toujours selon eux, facile de soumettre ou rallier les mouvements nationaux.

D’un point de vue tactique, ces officiers voient les contingents de la Coalition comme des « corps étrangers », qui, par les mesures de protection, l’importance des fonctions « basières » et la rotation fréquente des unités, ne forment qu’une écume au dessus du pays. Plus que par une augmentation des effectifs, le surcroît d’efficacité viendrait surtout d’une meilleure « greffe » de la Coalition dans le milieu afghan. Celle-ci pourrait prendre plusieurs formes. Les officiers afghans admettraient parfaitement que les bataillons français engagent directement sous contrat des soldats locaux dans leur rang, à la manière des unités « jaunies » d’Indochine. Une unité mixte associant la connaissance du milieu des Afghans et la compétence technique des Français serait un remarquable et peu coûteux multiplicateur d’efficacité au sein de chaque bataillon. Des officiers français suggèrent aussi de créer un petit corps permanent d’« officiers des affaires afghanes », dont la connaissance parfaite de la langue et d’un secteur donné faciliterait grandement l’action des unités tournantes. D’autres parlent d’intégrer une composante de type « service militaire adapté » au sein même des bases françaises pour donner une formation professionnelle aux jeunes afghans.

Les propositions d’innovation ne manquent pas mais, comme souvent lorsque la situation est nouvelle, elles sont surtout le fait de ceux qui sont au contact des problèmes à résoudre. La difficulté vient alors de l’accord entre ce flux d’idées montantes et les moyens comptés. 


William Lind, The price of bad tacticswww.military.com, 24 février 2009

samedi 14 septembre 2013

Mille et un califes (ou calife à la place du calife)-par Julie d'Andurain

Les deux journalistes libérés récemment en Syrie semblent avoir compris que les rebelles qui les avaient capturés envisageaient de réinstaurer un califat en Syrie. Arlésienne orientale ? Relecture fantasmée de l’histoire omeyyade ? Vœu pieu dans une société largement sécularisée par des années de dictature baasiste ? Tout cela à la fois. Envie de tenter une autre voie, un renouvellement sur la base d’un mythe du retour aux origines, d’un retour aux Salaf, c'est-à-dire aux grands ancêtres. Assurément. Toute la question est pourtant de savoir ce que pourrait bien impliquer pour des Syriens (ou des non Syriens) un califat centré sur la Syrie. Car il y a loin de la coupe aux lèvres. Si on s’en réfère à la tradition - et c’est bien ce que les Salafistes font - un certain nombre de critères sont requis.

Signifiant « successeur » du Prophète ou « lieutenant » ou « vice-roi » d’Allah, le titre de calife (khalifa en arabe) est institué à la mort de Mahomet en l’an 632 (de l’ère chrétienne) pour recouvrir la fonction militaire de commandeur des croyants (Amir al-muminin) et celle, religieuse, de guide des musulmans (imam) précédemment tenues par le Prophète. Il contient donc dès ses fondements l’une des caractéristiques de l’islam : la fusion des pouvoirs spirituel et temporel, la fonction spirituelle l’emportant à l’origine sur la fonction politique.

Symboles de l’âge d’or de l’islam, les quatre premiers califes – les « bien guidés » (rachidun) connaissent un mode de désignation électif assez compliqué qui résulte de l’absence d’un principe directeur dans l’organisation de la succession de Mahomet. Après l’émergence de la prétention des Alides - descendants d’Ali, gendre du Prophète -, les Omeyyades (661-750) leur succèdent et imposent un principe héréditaire ; ils transportent leur capitale de Médine à Damas. Administrant le Syrie comme si c’était son fief, organisant son pouvoir sur une base clientéliste, la dynastie omeyyade jette le discrédit sur l’institution califale et contribue notamment à faire émerger le chiisme comme un courant d’opposition susceptible de proposer un projet plus équitable. En 750, les Omeyyades sont renversés par les Abbassides (750-1258) qui se sont précisément appuyés sur les revendications chiites pour attirer à eux les masses populaires. Ils reprennent cependant le principe héréditaire de la transmission califale, laquelle exige une légitimation par le sang puis un enregistrement pas des docteurs de la religion, les ulémas. De façon à ne rien laisser de la dynastie omeyyade et à se rapprocher de la tradition persane, les Abbassides installent leur capitale à Bagdad. Durant cette période pluriséculaire, le califat se transforme profondément, les califes abandonnant petit à petit leurs prérogatives pour ne conserver que des fonctions de représentation.

Les Omeyyades et les Abbassides n’ont pas été les seuls représentants du système califal. Ils ont toujours dû partager leur pouvoir avec d’autres califats, tels celui de Cordoue en Espagne (929-1031), celui des Fatimides du Caire, califat chiite (909-1171) sans parler de la dynastie chiite des « Shahanshah », dynastie bowayhide iranienne (945-1055). Ainsi, la prétention au califat universel n’a-t-elle jamais pu se mettre en place totalement. Après la mort de Al-Mutasim en 1258, le titre de calife disparaît sous les coups des Mongols, païens ou chrétiens. Autrement dit, dans le monde arabe, le titre califal n’a jamais été totalement universel et il est tombé en désuétude dès le XIIIe siècle.

Mais, prétendant que le titre de calife leur a été cédé, les Ottomans restaurent le califat en  deux temps, d’abord entre 1261 et 1543 sous l’égide des sultans Mamelouks du Caire puis en 1517 avec le sultan ottoman Sélim 1er qui est reconnu comme « Serviteur des Lieux Saints » par le chérif de La Mecque. Le titre - qui n’entre officiellement dans la titulature turque qu’au XVIIIe siècle - est avant tout un instrument politique permettant de dominer un ensemble arabo-turc, car le califat n’est plus arabe ; il est turc. Cela ne pose guère de problème tant que les Arabes acceptent – ou subissent plus exactement – l’autorité turque. Mais qu’elle vienne à être contestée et tout l’édifice califal s’en trouve bouleversé.

C’est ce qui se passe au début du XXe siècle quand, sur fond d’impérialisme occidental, le sultan ottoman décide de mobiliser une politique panislamique pour assurer la cohésion d’un espace de plus en plus travaillé par les nationalismes. Au cours des années 1920, l’idée de califat universel se heurte plus frontalement à des revendications nationales tandis que les Arabes revendiquent un islam spécifiquement arabe, exprimé dans la langue arabe. Le projet de califat arabe doublé d’un congrès musulman s’est enraciné grâce au livre d’un notable d’Alep (‘Abd al-Rahmân al-Kawakibi, La Mère des Cités, 1903) qui a, en outre, rappelé la nécessité de choisir le calife au sein de la tribu des Qurayshite, c'est-à-dire au sein de la tribu du Prophète. Le califat des Ottomans se voit donc concurrencé par le chérifat de La Mecque représenté par les Hachémites, d’abord en 1915 lors de la révolte arabe puis plus ouvertement en 1924 après sa suppression par la Turquie de Mustapha Kemal Atatürk qui a pris soin, au préalable de dissocier la fonction politique (le sultanat est aboli en novembre 1922) de la fonction califale (supprimée en mars 1924).

Cette disparition califale de mars 1924 entraîne son lot de rivalités au sein du monde arabe. Les concurrents historiques et presque naturels sont les Hachémites car ils sont des descendants du Prophète. Ils sont représentés par Hussein, maître des Lieux Saints et ses fils. Mais leur volonté de vouloir dominer l’ensemble du Proche-Orient (avec Fayçal en Syrie puis en Irak, Abdallah en Transjordanie) leur attire bien des ennemis, à commencer par le clan des Saoud qui, venus du Nedj, veulent depuis longtemps s’emparer de la richesse de La Mecque et de Médine (dont la prospérité est assurée par le pèlerinage). Plus puissant militairement, Ibn Saoud s’empare du Hedjaz en octobre 1924. Mais devant les prétentions califales du sultan du Maroc - poussé très largement par Lyautey depuis 1915 -, Ibn Saoud, très prudent, préfère se contenter du titre de « Gardien des lieux saints » en attendant qu’un congrès islamique le nomme calife. Il sait qu’outre la prétention des ulémas à vouloir organiser des congrès pour élire leur calife (congrès de mars 1926 au Caire, aussitôt concurrencé par celui d’Alexandrie et celui de La Mecque), il existe d’autres rivaux toujours plus nombreux : le roi d’Égypte, l’émir d’Afghanistan, Ahmed Cherif, le chef de la congrégation des Sénoussis. L’impossibilité de trouver un terrain d’entente débouche en 1927 sur l’idée d’une évolution vers une « société des nations orientales », laquelle, plus politique que religieuse, est un décalque de la société des nations européennes tout en étant déjà la préfiguration de la Ligue des États arabes  (mars 1945).

En conclusion, le califat a certes disparu du monde arabo-musulman parce que Mustapha Kemal – un Turc laïc – l’avait souhaité. Mais s’il n’a pas été restauré, c’est parce que les populations arabo-musulmanes n’ont pas su se mettre d’accord. En conséquence, vouloir aujourd’hui restaurer un califat arabe – d’obédience salafiste – comme outil de lutte (contre qui, contre quoi, là est la question) est une absurdité puisque ce sont les Arabo-musulmans eux-mêmes qui se sont orientés vers une position laïque avec la « société des nations orientales ».

De toute façon, restaurer un calife supposerait quelques préalables indispensables, difficiles à réunir actuellement :

- Trouver une figure charismatique susceptible de s’imposer à la fois comme un chef politique et religieux, les qualités du calife étant attestées par le Coran : il doit disposer de qualités naturelles : pubère, sain d’esprit, de condition libre et de sexe mâle ; il avoir des qualités acquises comme une aptitude à commander (nadjda) et enfin avoir des compétences administratives (kifâya) et la connaissance des principes canoniques (‘ilm) ;

- Obtenir l’accord des ulémas dans le cadre d’un congrès car la procédure élective aura très certainement la préférence à un système dynastique ;

- Trouver un projet politique qui ne soit pas un simple messianisme révolutionnaire mais bien un moyen d’accompagner une jeunesse mieux éduquée vers une vie plus moderne ;

- Trouver enfin un projet califal qui soit compatible avec la réalité actuelle du monde arabe c'est-à-dire avec des pays qui ont chacun une identité nationale forte non soluble dans un ensemble supranational. En ce sens, faire de Damas le centre du nouveau califat ne manquerait pas de susciter la colère du Caire, de Bagdad, de Ryad, voire d’autres composantes de l’islam.

Julie d'Andurain

mercredi 11 septembre 2013

La petite boutique des horreurs

Le 5 février 1994, un obus frappa le marché de la ville de Sarajevo provoquant 68 morts et 144 blessés dans la population civile. Le mélange de mauvaise conscience qui traînait depuis deux ans devant l’accumulation des horreurs et de refus de combattre pour empêcher cela fut mis à mal par le choc des images.

La responsabilité du carnage fut logiquement attribuée aux Bosno-Serbes qui assiégeaient la ville mais très vite la rumeur courut que l’obus était peut-être d’origine bosniaque (ou musulmane pour simplifier). Certains rappelèrent alors à la fois la longue habitude américaine, depuis l’explosion de l’USS Maine en 1898, de disposer d’un évènement scandaleux pour justifier une intervention militaire, quitte à tordre un peu les faits. D’autres mirent en avant la stratégie de victimisation des Bosniaques, quitte à susciter soi-même des victimes lorsque les Serbes, pourtant excellents dans cet exercice, n’en fournissaient pas assez. Le montage odieux était donc effectivement possible et même probable.

Les anti-Américains et les anti-Musulmans s’associèrent à ceux qui refusaient toute engagement militaire pour crier au complot et estimer que frapper les Serbes c’était aider les Musulmans (forcément intégristes). Entre empêcher la continuation des multiples petits massacres (et de la mort de nos soldats) et aider à la constitution d’un califat, il était donc urgent de ne rien faire.

Or, les Américains, après avoir longtemps tergiversé, étaient décidés à agir autrement que par l’aide plus ou moins discrète qu’ils accordaient aux Bosniaques, au mépris de l’embargo. Sentant venir les frappes aériennes punitives, la Russie, très proche alliée des Serbes s’activa. Un représentant spécial fut nommé et il fut proposé de mettre les armes lourdes des Serbes sous contrôle des Nations-Unis. L’idée plut beaucoup car elle permettait de faire semblant d’agir sans prendre de risque. Neufs centre de regroupements des chars et de l’artillerie furent constitués autour de Sarajevo sous la bonne garde des Casques bleus de la FORPRONU. La paix était sauvée.

En réalité, les Serbes, qui étaient loin d’avoir tout fourni, purent reprendre le bombardement de la ville quand ils le voulurent, tout en disposant désormais de près de 367 otages casques bleus (dont 174 Français) au milieu de leurs lignes. Pour les protéger, on fut donc obligé de créer une force nouvelle, la force de réaction rapide. En juillet 1995, les Serbes massacrèrent entre 6 000 et 8 000 Musulmans à Srebrenica. Le 28 août 1995, des obus frappaient à nouveau le marché de Markalé tuant 37 civils et en blessant 90 autres. Il ne fut plus possible cette fois d’éviter l’intervention armée qui prit la forme de frappes aériennes, de tirs de missiles de croisière et de tirs d’artillerie de la force de réaction franco-britannique. Dès le 13 septembre, les Serbes acceptaient de déposer les armes avant de signer deux mois plus tard les accords de Dayton mettant officiellement fin à la guerre. Les massacres ont cessé dès que l'on a cessé d'être lâches et il n’y a toujours pas de califat en Bosnie. 

dimanche 8 septembre 2013

La France en Syrie-par Julie d'Andurain

Général Gouraud
Pourquoi la France s’est installée en Syrie entre 1919 et 1946 ? Quels étaient les raisons qui la poussèrent à lier son destin à un État qui n’existait pas encore, dont elle façonna les contours, les découpages intérieurs et le système administratif ?

La décision de s’installer en Syrie à l’issue de la Grande Guerre procède initialement de l’expédition de 1860 – première expédition humanitaire de l’Histoire – qui avait rappelé aux Français qu’ils étaient les protecteurs des chrétiens d’Orient en vertu des traités de Capitulations accordés à François 1er en 1535, confirmés en 1569. En jetant les bases juridiques de la présence française en Orient, les Capitulations avaient en effet ouvert une brèche dans la souveraineté du sultan ottoman en laissant la possibilité aux consuls étrangers de protéger leurs ressortissants (via les tribunaux mixtes). Au cours du XIXe siècle, sur fond d’impérialisme européen, les Capitulations deviennent un moyen pour toutes les nations européennes de grignoter les prérogatives de « l’homme malade de l’Europe ». En 1860, un corps expéditionnaire français dirigé par le général Beaufort d’Hauptoul est envoyé en Syrie pour protéger les maronites massacrés par les druses (et réciproquement). La présence française permet d’imposer à la Porte un « protocole et règlements relatifs à l’administration du Liban » établissant le régime de la Moutassarifiya, c'est-à-dire un régime consacrant à la fois le confessionnalisme libanais et son autonomie (juin 1861). Dès lors les liens entre les Libanais et les Français - à travers les missions catholiques et les « œuvres » - ne vont pas cesser de se renforcer au point d’attirer l’attention du « parti colonial » français sur l’ensemble de la zone.

Au début du XXe siècle, l’achèvement de la conquête de l’Afrique pose la question des territoires africains appartenant à la Porte et bientôt celle d’une partie de ses territoires asiatiques. Le troc Egypte-Maroc de 1904 prouve si besoin était que la Porte n’a plus son mot à dire sur l’Egypte, mais autorise bientôt les Italiens à réclamer la Tripolitaine. Dès lors les pressions sur l’Asie se font plus fortes, d’abord en posant la question de Palestine puis celle de la Syrie toute entière. À partir de 1912, les demandes françaises deviennent précises : le « parti colonial » réclame une « Syrie intégrale », c'est-à-dire une Syrie littorale (Cilicie et Liban chrétiens) qui intègre la Palestine (car l’influence chrétienne ne doit pas disparaître à Jérusalem). Il s’oppose au lobby colonial anglais qui réclame, outre l’Egypte, la Palestine afin de protéger le canal de Suez sur son flanc droit et son flanc gauche.  Tout en  accélérant le processus de décomposition de l’Empire ottoman, la Grande Guerre fait émerger des forces concurrentes (sionistes, nationalistes turcs, nationalistes arabes, famille Hachémite) avec lesquels il faut compter. En 1916, les accords Sykes-Picot tentent de concilier des demandes inconciliables tout en faisant la part belle aux concurrents les plus anciens et les plus puissants : la France et l’Angleterre. Il est admis que la France obtiendra un mandat sur la Syrie (laquelle devra inclure le Liban), l’Angleterre un mandat sur la Mésopotamie.

En 1919, alors même que les négociations de la Paix sont en cours à Versailles, le général Gouraud est nommé Haut-Commissaire en Syrie. Il a pour mission de « pacifier » un territoire soumis à une double pression : celle de Fayçal au sud et à Damas ; celle de Mustapha Kemal au Nord ; il doit aussi accompagner le territoire vers l’indépendance tout en construisant son système administratif. Entre 1919 et 1923, alors même que l’état de guerre prévaut en Syrie, les contours définitifs de la Syrie sont déterminés (le Liban lui est soustrait ; une partie de la Cilicie lui échappe), Damas est choisie comme capitale d’un système fédéral qui entérine définitivement le confessionnalisme des populations. Cependant, la révolte druse de 1925 marque un coup d’arrêt à l’égard d’une politique qui se voulait libérale. Elle impose la mise en  place d’un système d’administration directe ne permettant guère de différencier désormais le mandat syrien d’un protectorat. Si cette révolte marque aussi l’abandon d’un Haut-commissariat militaire, l’ère des diplomates (Henri de Jouvenel, Henri Ponsot, Damien de Martel) qui lui succède ne permet pas de résoudre les problèmes politiques du territoire. Attaqué de toute part par les revendications nationalistes, le système colonial paraît bloqué. D’arrangements peu satisfaisants en rendez-vous manqués (le projet de traité franco-syrien de 1936), les relations entre les Français et les nationalistes syriens – de mieux en mieux formés et conscients de leur force – ne cessent de se dégrader. Il faut en passer par une autre guerre pour trancher le nœud gordien et entériner la séparation entre la France et la Syrie (1946), qui avait été entrevue dès juin 1941 par le général Catroux. En avril 1946, les troupes françaises évacuent la Syrie après avoir renoncé également à leur ancrage libanais (1943).

Si on compte la période de la guerre qui avait permis d’installer le premier haut-commissaire  français (Georges-Picot en 1917), la France est donc restée près de 30 ans en Syrie. Cela n’est pas rien d’autant qu’on oublie souvent aujourd’hui qu’elle a créé toutes les structures administratives du pays, que le système politique syrien a été initialement calqué sur la France et que l’armée syrienne doit beaucoup à l’armée française qui lui a autrefois servi de modèle. Ces liens sont certes rompus aujourd’hui et il y aurait beau jeu à vouloir établir des comparaisons, mais l’héritage est une force dont on peut savoir se servir au profit des populations.

 Julie d’Andurain
            Agrégée et docteur en histoire, chargée de cours à Paris-Sorbonne et adjointe au chef du Bureau Recherche CDEF/DREX

samedi 7 septembre 2013

El Alamein-Un livre de Cedric Mas

Pourquoi écrire un livre sur la bataille d’El Alamein ?

Avec Midway et Stalingrad, cette bataille symbolise le tournant de la Seconde guerre mondiale. Pourtant, si elle est fréquemment citée, elle reste trop peu connue en France. On a tendance à n’y voir qu’une victoire britannique acquise après des assauts frontaux laborieux, où le poids du matériel et de la supériorité numérique ont seuls compté.

En étudiant les opérations en Afrique du Nord, je me suis rendu compte que cette bataille est complètement différente de cette description. Elle est mal comprise alors qu’elle recèle de multiples enseignements encore d’actualité.

Quelles sont les caractéristiques principales de cette bataille ?

Elle s’est déroulée en trois actes bien distincts : d’abord l’échec de Rommel à percer la dernière ligne de défense avant la vallée du Nil. Puis l’ultime tentative de l’Axe de vaincre avant que la supériorité des Alliés ne deviennent trop forte, et enfin l’offensive de Montgomery qui va se déployer sur deux semaines avant d’emporter une victoire totale et incontestable.

La première des caractéristiques de la bataille est donc d’être multiple, les combats en juillet 1942 n’ont rien à voir avec ceux d’octobre. Pourtant, les hommes et les matériels restent globalement les mêmes. Ce cycle flux-stabilisation-reflux qui est assez courant sur le front de l’Est est unique sur le front Ouest.

La deuxième caractéristique de cette bataille est de montrer un affrontement entre deux systèmes de guerre que tout oppose : d’un côté l’Axe, qui mise tout sur un succès rapide, par des attaques brutales reposant sur le bluff, et de l’autre les Alliés, une coalition qui regroupe une multitude de soldats de pays différents, qui n’ont qu’un seul objectif : une victoire stratégique définitive par l’anéantissement de l’ennemi.

La troisième caractéristique de cette bataille est de montrer qu’il n’y aucune victoire « évidente », et qu’un succès acquis d’avance « sur le papier » nécessitera toujours une combinaison subtile entre le courage des soldats, et l’habileté du commandement.

Quelles sont les raisons de l’échec de  Rommel à Alamein ?

Rommel perd à Alamein, avant tout parce qu’il ne pouvait pas gagner !

La question qui se pose souvent est de savoir ce que les Allemands auraient fait s’ils avaient gagné à Alamein début juillet 1942. Avec des divisions réduites à la taille de bataillons squelettiques, et moins de 20 Panzers, un succès à Alamein ou la poursuite jusqu’à Astrakhan est une vue de l’esprit.

La réalité est qu’au 30 juin 1942, Rommel est déjà allé au-delà de ses capacités militaires. Ses dernières victoires reposent plus sur le bluff que sur ses unités.

La situation matérielle de ses troupes est si désastreuse, qu’il ne peut vaincre militairement. En attaquant à nouveau sans laisser ses hommes se reposer, ni savoir ce qu’il a en face, il ne fait que tenter un « coup de poker » sans avoir même les moyens d’exploiter un hypothétique succès. Sa seule chance de victoire est de provoquer un nouvel effondrement moral au sein des troupes Alliées.

Et cette chance passe dès le premier jour. Après, Rommel parvient miraculeusement à se maintenir, malgré les assauts d’un adversaire qui le connaît bien et qui l’a d’ailleurs déjà vaincu fin 1941, Auchinleck.

Rommel tente une ultime offensive fin août, mais il n’y croit plus. Usé physiquement et moralement, ne tenant que quelques heures par jour debout, il n’est clairement plus apte à commander.

Alors que Rommel est bien fortifié, les Alliés parviennent à détruire presque complètement son armée. Comment expliquer un tel succès ?

Lorsque l’offensive est déclenchée en octobre 1942, la victoire des Alliés à Alamein n’était pas évidente.

Elle découle d’une analyse très fine du système de combat des Allemands, de leurs qualités manœuvrières et de leurs tactiques défensives, avec notamment la présence  de réserves mobiles redoutables. Compte tenu de la supériorité numérique des Alliés, la difficulté n’est pas de percer mais de neutraliser les contre-attaques de ces réserves.

Montgomery va donc organiser ses assauts pour créer ce que j’appelle un « piège tactique » : dès la fin de l’assaut, les canons et les tanks sont mis devant pour bloquer les assauts  des Panzers.

Plus globalement, ce qui importe à Montgomery n’est pas de repousser mais de détruire l’ennemi. Il faut donc qu’il ne retraite pas trop vite. Des assauts en apparence « laborieux » sont lancés, où l’objectif n’est pas de percer les défenses mais d’user les réserves ennemies.
Au-delà des apparences, la troisième bataille d’Alamein est d’une étonnante modernité et riche d’enseignements.

Justement, quels enseignements une armée moderne peut tirer de cette bataille ?

La bataille d’El Alamein se révèle intéressante à  deux points de vue au moins.

Elle montre d’abord l’importance du facteur médiatique. L’effet moral de Rommel, comme la stratégie psychologique mise en place par « Monty » pour mettre fin en quelques semaines à la crise morale qui frappe ses troupes, reposent avant tout sur la manipulation intelligente des médias. De manière intuitive, Rommel et Montgomery ont compris l’importance de construire une image, qui deviendra un atout pour la victoire. Le contraste avec Auchinleck, ignorant et maladroit dans sa communication est frappant. L’art du commandement suppose donc une maîtrise qui dépasse les techniques militaires, pour embrasser la communication médiatique.

Ensuite, les Alliés obtiennent un succès spectaculaire : l’anéantissement quasiment complet d’une armée ennemie qui n’est pas encerclée. Cette victoire est le fruit d’une stratégie globale, déployant dans le temps et l’espace des moyens cohérents. C’est tout l’intérêt d’une analyse des systèmes ennemis à combattre, pour identifier les points vulnérables et mettre en place une stratégie globale et cohérente. Si cette analyse paraît évidente lorsqu’une armée régulière doit s’engager dans un conflit asymétrique, elle l’est tout autant pour gagner face à une autre armée.  Les opérations récentes en Libye ont montré qu’une stratégie victorieuse devait être globale, en coordonnant dans une temporalité plus ou moins longue les efforts, sans reposer sur une seule option et une seule tactique, ni rechercher un succès rapide mais peu durable.

Nous remercions Cédric Mas de sa disponibilité, et nous ne pouvons qu’inviter les lecteurs et passionnés d’histoire militaire à se précipiter sur ce livre, richement illustré de photos splendides.

Cedric Mas
La bataille d’El Alamein
Uniformes et Heimdal
Novembre 2012