jeudi 11 juillet 2013

Les lois de la gravité humaine


Pendant la guerre du Golfe (1991), une section d’infanterie de marine reçoit l’ordre de s’emparer de quelques bunkers tenus pas une poignée de soldats irakiens. Les quatre VAB (véhicules de l’avant blindés) foncent en parallèle vers l’objectif alors que les mitrailleurs de bord se déchaînent. Au bout de quelques centaines de mètres, le sous-officier adjoint, en tape arrière d’un véhicule, voit un VAB le doubler, sans que son propre mitrailleur ne cesse de tirer. Il est obligé de monter sur le toit du VAB pour aller le maîtriser. Les VAB s’arrêtent devant l’objectif. Les hommes débarquent. Certains d’entre eux sont munis de grenades au bout de leur fusil d’assaut. Ces grenades les empêchent en fait de pouvoir tirer et donc de se défendre. Ils s’en débarrassent donc tous assez rapidement et sans grand effet. Un tireur antichar reçoit l’ordre de tirer une roquette de 112 mm sur un bunker. Il se place devant un VAB, rate la cible et reçoit en plein le souffle de l’explosion qui a rebondi sur le véhicule. Le chef de section donne l’ordre de monter à l’assaut. Un caporal-chef, s’assied alors dans le sable, paralysé. Les marsouins pénètrent dans le bunker et trouvent une douzaine de pauvres êtres qui auraient bien aimé se rendre plus tôt si on ne leur avait pas autant tiré dessus.  

A la structure prévue par les tableaux d’organisation, le fractionnement psychologique en surimpose une autre, reflétant les différentes teintes de la peur. Cette double structure ne manque pas, bien sûr, d’entraîner un comportement et un rendement global de la troupe bien différents de ceux des terrains d’exercice.

Agrégats socio-tactiques

L’efficacité d’une troupe dépend d’abord des proportions et des rapports entre les acteurs et les figurants qui la composent. Si les acteurs sont les plus importants, les hommes passifs sur le champ de bataille ne sont pas inutiles pour autant. Même si leur action directe est souvent faible, leur rôle psychologique est essentiel par le soutien moral qu’ils apportent. Savoir les camarades près de soi rassure ou stimule et hormis quelques rares solitaires, il n’y a pas de héros sans spectateurs. Inversement, les hommes recherchent des ordres et des modèles rassurants à imiter. Pour le capitaine Rimbault (1918),

Dans les moments difficiles, instinctivement l’on va vers eux pour chercher du réconfort lorsque la chair faiblit. Qu’ils soient chefs ou soldats, on est sûr de les trouver toujours au bon moment, là où il faut et comme il faut. Ce sont ceux-là qui  gagnent les batailles car, autant que la peur, le courage est communicatif…

Comme les conditions du combat moderne imposent la dissimulation, on tend inconsciemment à se resserrer malgré les règlements ou les équipements qui imposent ou facilitent l’inverse.  Alors que le règlement d’infanterie de 1914 impose le combat en ligne à un pas d’intervalle, il y a longtemps que cela n’est plus vrai lorsqu’on décide de créer les groupes de combat organiques en 1917. De la même façon, on s’aperçoit que généralisation récente des postes de radio individuels qui permettrait une plus grande dispersion des fantassins, n’a, en réalité que très peu changé la configuration des groupes au combat. Vu du ciel, ces agrégats humains forment toujours des groupements sporadiques de force et de forme variable, plus ou moins en ligne lorsqu’il s’agit de faire feu, et en colonne lorsqu’il s’agit de se déplacer rapidement avec des regroupements en fonction des feux adverses, des zones battues ou au contraire protégées, de la présence des acteurs ou de certains armements puissants. 

Comme bien sûr ces regroupements constituent aussi des cibles plus faciles, la gravité est d’autant plus forte que les hommes sont novices. J’ai vu une compagnie de soldats rwandais, à peine mobilisés, attendant épaules contre épaules de partir au combat. Les vétérans, eux, ont appris le compromis entre la chaleur de la présence de l’autre et le risque qu’elle induit. Ce regroupement donne le sentiment d’être intégrée dans une masse indéfectible, une force invulnérable et ce sentiment absorbe le combattant qui saisit alors toute occasion pour agir comme ses camarades : tir, progression, assaut. Le courage est alors tout d’imitation et d’automatisme.

Ces regroupements peuvent avoir aussi des effets négatifs en formant des cibles plus importantes ou désorganisant les dispositifs. Lors de la bataille de Little Big Horn (1876), les cavaliers américains du colonel Custer commencèrent par former un cercle de tirailleurs espacés les uns des autres de cinq mètres. Lorsque la peur augmenta avec l’aggravation de la situation, les soldats rompirent la ligne pour se regrouper par paquets. Certains groupes décidèrent alors de se replier, provoquant ainsi la désagrégation complète du dispositif.

Ce sens grégaire s’exerce aussi entre les unités qui aiment être encadrées et appuyées de tous cotés. En 1917, le caporal Gaudy est ainsi saisi par une sorte d’ivresse à la vue de la préparation d’artillerie qui précède l’assaut auquel il va prendre part. Les centaines de canons qui tonnent « forment un concert plus affolant que tous les clairons du monde. Leur frénésie dépasse tout ce qu’on peut imaginer […] Leur fureur nous gagne, nous soulève, nous lance en avant. » En 1991, plusieurs soldats de la division Daguet décrirent des sentiments proches à la vue des tirs de lance-roquettes multiples, de l’artillerie et de l’aviation alliées sur les positions irakiennes qu’ils s’apprêtaient à attaquer.

Feu et sang

Le besoin d’action est tel que si les ordres ne viennent pas, les hommes imiteront le premier modèle qui se présente à eux. En mars 1918, Ernst Jünger, voit un soldat qui « emporté par un violent enthousiasme à la suite de notre avancée, sauta sur une barricade en plein combat et retomba aussitôt criblé de balles au fond de la tranchée. Moi-même, au lien d’en tirer la leçon, je répétais la même idiotie quelques minutes plus tard pour m’en sortir à bon compte avec une simple éraflure au crâne ». Ce phénomène d’imitation peut entraîner des emballements collectifs.

Un de ses emballements courants est la panique de feu. Dans la nuit du 4 octobre 1914, Genevoix assiste, impuissant, à un tel phénomène :

Un cri a vibré très loin… « Aux armes ! » Les tranchées françaises d’un bout à l’autre s’illuminent de lueurs brèves. C’est une fusillade désordonnée, haletante, qui trahit l’affolement des hommes […] Chaque soldat voit ses deux voisins qui épaulent leur fusil et pressent la détente : il a la tête pleine du bruit que font à ses oreilles tous les lebels de la tranchée. Il ne voit rien d’autre ; il n’entend rien d’autre ; et il tire, comme ses voisins. Il tire devant lui n’importe où.  Toutes ses idées coulent à la débâcle. A-t-il peur ? Même pas. Il ne sait plus où il est ; il a conscience seulement que tout le monde tire autour de lui, qu’il se meut dans le bruit ; et il agit comme il voit agir, en automate.

André Pézard décrit un affolement similaire :

V’là les Boches ! V’là les Boches ! La fusillade se met à crépiter follement, les hommes se bousculent dans le creux, et crient pour s’encourager. Ceux du premier rang tirent par-dessus les déblais de la lèvre nord, ceux qui se pressent derrière, dans la pente éboulée où ils ont peine à se tenir debout, tirent par-dessus les premiers, tirent sans rien voir, tirent en l’air. 

Ces mouvements peuvent être des moments de furie meurtrière à la vue de l’ennemi, en particulier lorsqu’on prend l’ascendant sur lui. Gaudy après avoir participé à l’arrêt d’une attaque, devient frénétique : « Je suis enivré par la victoire. Je hurle, je crie des choses sans nom et je vide les fusils que Lhoumeau me passe. Nous sommes montés debout sur le parapet, dans l’exaltation qui nous soulève. Barinet, tout à coup, jette un cri, et le voilà secoué par un rire qui jaillit par saccades. Il montre, à bout de bras, son casque qu’une balle vient de crever ». Dans une situation proche, les hommes du capitaine Meyer, voyant deux compagnies de mitrailleuses tailler en pièce des Allemands « voudraient, même les plus pacifiques, participer au massacre -car nous sommes à une de ces heures, d’ailleurs rares, où règne la folie enivrante de tuer- c’est un paroxysme de joie et d’excitation ».

Dans la nuit du 8 au 9 juin 1944, en Normandie, près de la rivière Merderet, le lieutenant américain Millsaps, de la 82e aéroportée, prend le commandement d’une patrouille. Lorsque la petite troupe parvient au pied de la colline qui constitue son objectif, une mitrailleuse allemande ouvre le feu. Les soldats américains détalent dans tous les sens et il faut une heure au chef de section et à son adjoint pour les regrouper et les persuader de repartir en avant. Après un débordement discret en longeant des haies, ils réussissent à se placer derrière la mitrailleuse. Le lieutenant ordonne alors un assaut qui se transforma rapidement en hystérie collective. Las parachutistes foncent en hurlant, massacrent les Allemands puis courent dans les étables des fermes voisines pour y tuer tous les animaux. Ce n’est que lorsque la dernière bête est abattue que le chef de section peut reprendre le contrôle de la troupe. Il demande alors un volontaire pour l’accompagner un peu plus loin. Un seul homme accepte mais au bout de quelques dizaines de mètres il s’effondre. Il était atteint de six balles et ne s’en était pas aperçu.

Foules militaires

Logiquement cependant, les mouvements collectifs incontrôlés vont plutôt dans le sens de la fuite. Ils sont l’aboutissement d’un processus de désagrégation déclenché, comme les avalanches, par un petit événement qui, par distorsion et amplification finit par avoir des conséquences importantes. Les entassements d’hommes, les périodes de baisse de tension (fin provisoire des combats, absence d’objectifs), la raréfaction des modèles positifs à suivre (par les pertes en cadres en particulier), l’accumulation des frustrations (pilonnage d’artillerie), la dissolution des liens « socio-tactiques » par le mélange des unités sont autant de facteurs favorables à la naissance des paniques. Il suffit ensuite d’un déclencheur, la vue soudaine d’une horreur, une fausse nouvelle, une attaque surprise, pour créer une « excuse » et déclencher un processus qui se nourrit ensuite de lui-même.

Dans Men against fire, Le colonel Marshall cite plusieurs cas de replis par incompréhension. Le 12 juin 1944, un sergent parachutiste est blessé lors des combats pour Carentan. Il se replie vers le poste de secours sans avertir son groupe de la raison de son déplacement. Ses hommes le suivent, puis les voisins du groupe. Un homme lance alors que l’ordre est de se replier et tout le dispositif se désagrège. Une nuit, au cours d’un combat sur une île du Pacifique, la radio d’un observateur d’artillerie tombe en panne. Pour pouvoir assurer les liaisons, l’observateur obtient la permission de se replier jusqu’au poste de commandement de la  compagnie. Mais comme il y a de violents tirs de mortiers et d’artillerie le long du front, l’équipe se replie en courant et non en marchant. Les fantassins en voyant passer les artilleurs leur emboîtent tous le pas. Lors des combats dans la tête de pont de La Fière (Normandie, 9 juin 1944),  un capitaine ordonne un repli limité. Mais il est avec la section de gauche et l’ordre ne parvient pas à la section de droite. La section de gauche effectue donc, de manière ordonnée, son repli jusqu’à une haie en arrière. Le flanc droit, voyant le déplacement, mais ne comprenant pas ce qui se passe, décroche, entraînant le repli de l’ensemble du dispositif.

Les hommes isolés rejoignent la masse dans un déplacement centrifuge qui les éloigne du lieu de l’événement qui a provoqué leur stupeur. On retrouve ainsi des similitudes entre les mouvements de colonne militaires qui se replient en état d’hébétude en août 1914 et mai 1940 et les mouvements de survivants de catastrophes ou d’attentats.

Cependant, contrairement à une idée courante, la vraie panique collective, qui transforme une troupe en cohue saisie de terreur s’enfuyant et renversant tout sur son passage, sans respect pour rien ni personne, semble relativement rare. En 1945, le Centre d’études des bombardements stratégiques a cherché à déterminer quels avaient été les effets des attaques aériennes massives. Une de ses conclusions fut que, à l’exception de quelques fuites incontrôlées lors des incendies de Tokyo, très peu de gens ont été en proie à la panique. De la même façon, d’après le Centre de recherche sur les désastres de l’université du Delaware, et contrairement à l’imagerie véhiculée par les « films-catastrophes », les gens perdent rarement leur sang-froid dans les grands mouvements de foule.

La troupe en fuite reste ainsi le plus souvent cohérente et il suffit en général de l’action calme et énergique de quelques cadres pour inverser le phénomène de panique. En avril 1917, après l’occupation d’une tranchée allemande, une rumeur de contre-attaque se diffuse dans la troupe de Du Montcel :

le brouhaha augmente et je distingue ces mots : « Les Boches ! …les boches !…Voilà les Boches !! » Hein ?…A ce moment il y a une terrible bousculade sur mes talons et une foule d’hommes hagards, l’épouvante dans les yeux, se précipite dans le boyau. Je reçois un choc électrique qui m’arrête le cœur et me donne le vertige : c’est le souffle de la panique. Est-ce que je vais f…le camp ? Un réflexe instantané : c’est idiot ! Si les Boches contre-attaquent, nous avons tout ce qu’il faut pour les recevoir ! ».

S’apercevant que la menace est imaginaire, il interpelle par leur nom les hommes en tête de la colonne en marche et leur demande de lui montrer les Allemands. Les hommes s’arrêtent et retournent à leur poste. Un an plus tôt, sur la Somme, Meyer intervient de la même façon sur un début de panique : « J’arrête au passage un mitrailleur qui, sa pièce sur l’épaule, court en aveugle dans le boyau ; il prétexte un vague enrayage quand je l’oblige à la mettre en batterie sur le parapet, mais l’effet moral est produit quand même : les hommes, ou du moins ceux qui peut-être eussent lâché pied, se sont repris presque aussi vite qu’ils s’étaient laissé dominer. »

En 1973, pendant la guerre du Kippour, le major israélien Dov, arrête une colonne revenant des hauteurs du Golan et les renvoie au combat. Il découvre alors que la plupart attendaient simplement de recevoir des ordres. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Alan Moorehead, correspondant de guerre britannique, est lui-même pris dans un mouvement de panique. « Nous ne savions que faire. Quelqu’un avec un peu d’autorité aurait dit : « Restez ici. Faites ceci ou cela » et la moitié de notre peur aurait disparu. J’avais désespérément besoin d’ordres. Et, aussi, je pense, les autres. »

Remarquons également que le modèle d’action pour les indécis peut être également une course vers l’avant, à la suite d’un «acteur » inconscient ou d’un fuyard vers l’avant. Lors d’une pause pendant un combat Ernst Jünger entend un vacarme soudain :

Il se produisait un de ces curieux incidents dont l’histoire des guerres est si riche, en grand ou en petit. Les cris provenaient d’un chef de section du régiment de gauche qui voulait établir la liaison avec nous et qui était animé d’une humeur batailleuse formidable. L’alcool semblait avoir embrasé sa bravoure naturelle au point de la transformer en folie furieuse : "Où est le Tommy ? Sus aux chiens ! En avant, suivez-moi !". Dans sa rage il démolit au passage notre belle barricade et se précipita en avant, s’ouvrant le chemin à coup de grenades […] Le courage, un homme qui paye de sa personne avec une folle audace, provoquent toujours l’enthousiasme. Nous fûmes, nous aussi, empoignés par l’esprit casse-cou et, ramassant quelques grenades, nous nous hâtâmes de nous joindre à cet assaut improvisé.

1 commentaire:

  1. Comment stopper la déroute d'une armée ? le 13 et 14 Mai 1940 avec la IXe armée est un bon exemple "le recul prend les allures de déroute, l'infanterie fuit les terrains découverts.L'artillerie est paralysée, la plupart des chevaux sont mitraillés par l'aviation,les canons immobilisés sur leurs positions, incapables de manœuvrer. Des camions ou sont entassés des soldats de toutes armes refluent en désordre vers l'arrière" (60 Jours qui ébranlèrent l'occident)et à l'époque il était encore possible d'organiser l'arrière, aujourd'hui pas d'arrière !
    Toujours passionnent.

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