mardi 9 juillet 2013

Le théâtre de l'esprit

La Somme, 5 septembre 1916. Le sergent Tezenaz du Montcel, attend de monter à l’assaut :

Plus que dix minutes :
-    - Faites passer…baïonnette au canon… faites passer…

Je ne me sens pas brillant : c’est pourtant le moment où il faut tenir […] Je m’approche des gradins de franchissement et regarde en haut. Comment allons-nous sortir de là ? La moitié de mes hommes se massent autour de moi ; les autres vont sortir un peu plus loin, à l’endroit démoli. Je les regarde : ils sont pâles, calmes, magnifiques […] Moins cinq : les détonations, sifflements, hululements continuent au-dessus de nos têtes : c’est l’enfer.

Je jette un coup d’œil sur ma droite : les baïonnettes brillent entre les visages creusés de mes soldats. Plus loin à une trentaine de mètres, j’aperçois soudain le lieutenant Ramière qui est monté sur une marche du parapet et dont le buste dépasse la tête des hommes. Il regarde la montre qu’il tient dans la main.

Je suis prêt. Mon Dieu que votre volonté soit faite.

Deux coups de sifflet, unis, tranquilles, ont percé le hourvari. Comment ? Déjà ? !…Le lieutenant, dressé cette fois à mi-corps du parapet fait signe du bras : « En avant ! » et monte…

En avant ! Je grimpe le premier. 

Dans l’antichambre de l’assaut

La plus grande épreuve pour un soldat n’est pas le combat mais son attente, surtout si elle s’effectue sous le feu adverse. Pour Galtier-Boissière, « avant d’être engagé, on ressemble au monsieur qui attend chez le dentiste et frémit en entendant les hurlements du précédent client. Une fois dans la tourmente, on n’a heureusement  plus le temps de penser à rien ». Alors qu’il est au plus fort de la bataille de Verdun, Georges Gaudy à Verdun avoue : « on allait se massacrer, mais cela valait mieux que de subir, sans pouvoir bouger, l’épouvantable rage des marmites.» Sur 300 vétérans américains de la guerre d’Espagne, 213 confirmèrent cette vision et 42 seulement estimèrent avoir surtout eu peur au combat.

La cruauté de cette attente réside surtout dans l’impossibilité d’agir alors que la tension est presque à son maximum. Refouler son angoisse sans agir c’est laisser libre court à son imagination, chacun entre en soi, fantasme sur son action future, se remémore des actions similaires passées, revoit ses proches. Les tics et gesticulation se multiplient. On vérifie cent fois son équipement et surtout le fonctionnement de son arme. Inhiber cette extériorisation, par amour propre ou bravade, accroît encore la pression. Certains connus pour leur flegme avant la bataille peuvent claquer d’un seul coup, comme un muscle trop tendu.

Certains ne peuvent s’empêcher d’ouvrir le feu pour soulager leur angoisse. Dans la nuit du 23 au 24 février 1991 qui précède l’assaut sur les positions irakiennes, plus de 4 000 cartouches sont ainsi tirées sur des cibles imaginaires par les parachutistes américains intégrées dans la division française Daguet. Certaines unités partent parfois à l’assaut avant l’ordre, c’est d’ailleurs comme cela que la bataille de Solférino a été gagnée en 1859, par des soldats français qui n’en pouvaient plus d’attendre.

Et puis arrive l’heure H :

un brouhaha d’appels, plutôt devinés que perçus, monte de la masse humaine […] L’aiguille des secondes, infime morceau d’acier au sein d’une mer d’acier, entame son dernier tour. Nous montons les marches vers la sortie, et aussi loin que nos regards parviennent à perce l’épaisse brume, ils rencontrent des masses grises et armées qui opèrent le même mouvement que nous.

C’est alors la plongée de tout son corps dans l’espace de la mort.

L’espace étrange

Cette plongée est d’abord une libération. Il faut en finir au plus tôt et chacun se trouve aspiré par toutes ses fibres dans un torrent. Certains, surtout parmi les plus jeunes, ont alors le besoin de s’enivrer en criant et en ouvrant le feu à toute occasion, là où les anciens se rappellent qu’il faut toujours conserver des munitions au cas-où et que si on peut avoir à ne pas nettoyer son arme, c’est encore mieux.

Très vite le fonctionnement de l’esprit se tord. La surcharge des émotions et des signaux entraîne une confusion des sens et même des notions habituelles en matière de courage, de pitié ou même d’angoisse. Il n’y a plus que des anticyclones et des dépressions qui poussent ou aspirent les hommes dans un monde fabuleux où les choses parviennent à l’esprit avec l’évidence du cauchemar. Plus rien n’est étonnant.

Dans ces conditions, les jugements portés sur les événements environnants font l’objet de distorsions importantes. Les comptes-rendus sont souvent très exagérés, les ordres parfois incohérents et personne ne parvient à se situer correctement dans le temps. Certains incidents de quelques secondes sont vécus comme s’ils avaient duré des heures, des heures entières sont oubliées. Le 21 mars 1918, Ernst Jünger est blessé :

Je ne participe plus du tout aux activités meurtrières qui m’entourent. Je n’éprouve aucun douleur et je note la façon dont mes pensées deviennent floues ; elles se dissolvent dans un joyeux étonnement : « Si ce n’est pas pire que cela ! » […] C’est étrange comme en de tels instants notre propre corps donne l’impression d’être un objet étranger ; on sort pour ainsi dire de soi-même avec sa force vitale la plus intime et l’on éprouve le désir de se détourner de soi comme d’une image dépourvue de sens.

Dans cet ailleurs psychologique, une défense automatique est constituée par l’insensibilité momentanée à l’horreur. Ne pas réagir, ne pas penser, ne pas éveiller de sentiments, bloquer la vision, la « comme une pierre ». Cette insensibilité n’est pas synonyme d’égoïsme, les attitudes altruistes, allant jusqu’au sacrifice de soi, sont, au contraire, très nombreuses en situation de danger extrême. Il ne s’agit pas non plus de « de dureté de cœur : la perte de camarades, d’amis chers, est douloureusement ressentie au lendemain des attaques, elle constitue même au front, tout bien pesé, l’épreuve de guerre la plus pénible. Mais le feu impose un ordre d’urgence aux sentiments. » En ces heures tragiques, la pensée du combattant ne va à sa famille qu’à de rares intervalles et aux seuls moments d’accalmie. Il ne vit que dans le seul instant présent et dans le cadre restreint de son groupe. 

Les minuscules extraordinaires

Dans cet univers d’un seul coup très restreint, la vision y passe alternativement de plans larges impressionnistes à, plus fréquemment, des focales hyperréalistes. Pour Chenu, agent de liaison lors d’une attaque en 1914,

le champ de bataille s’est rétréci : le capitaine, le clairon et moi, nous sommes trois à nous voir sur une espèce de mamelon. J’ai l’impression que la terre est une toute petite sphère, pas assez longue pour que mon corps s’y étende à plat, et que ma tête la dépasse, suspendue dans le vide. Le régiment a disparu. Non, il n’y a plus rien dans le monde réel que cet îlot, cette boule qui émerge avec ses trois hommes, ses trois naufragés.

Cet isolement s’explique par le cloisonnement physique du champ de bataille, désormais beaucoup plus en terrain tourmenté, urbain en particulier, qu’en plein découvert, par les poussières ou les fumées mais aussi par le vacarme qui empêche souvent les hommes de s’entendre au-delà de quelques mètres. Il s’explique aussi par le refus inconscient de voir les dangers contre lesquels on ne peut rien. Le monde d’au-dehors de la bulle de menace immédiate et visible n’existe simplement plus. Les informations qui ne servent pas à l’action immédiate et à la survie sont enregistrées et éliminées immédiatement.

Dans cette réduction du champ de conscience parallèle, l’esprit est vite occupé par une seule idée ou une seule image concrète, visible, précise : le chef, le drapeau ou l’objectif à atteindre.

Nous avancions droit devant nous, farouches, sans un cri ; on aurait craint, rien qu’en ouvrant la bouche, de laisser échapper tout son courage qu’on retenait les dents serrées ; le corps et l’esprit étaient tendus vers le seul but : arriver au bois.

Pour Jünger, « Ce ne sont pas les ordres, c’est le but qui a fourni le cap et les liaisons et qui a uni tous ces combattants mus en apparence par le hasard. » Commander sous le feu, c’est donc avant tout imposer à l’esprit de ses hommes une idée directrice forte, puis fournir des buts visibles à atteindre ou des actions simples à faire, parfois à chaque individu. Cette polarisation sur une seule idée est par ailleurs dangereuse car elle amène à oublier fréquemment qu’il y a plusieurs dangers à surveiller. Lorsque survient un événement fort qui sort de cette focale, la surprise est totale et souvent paralysante.

Dans son rapport sur la participation de sa compagnie à l'assaut sur la maison de la radio à Bangui (1997) le capitaine Marchand, souligne lui aussi la tendance de ses légionnaires « à s'agglutiner les uns aux autres pour se rassurer » et à se focaliser « sur l'objectif, en oubliant les autres directions toutes aussi dangereuses ». Il note également que « tout le monde attendait l'ordre de l'échelon supérieur pour faire quoi que ce soit ». L’initiative est donc faible mais, en revanche, l’obéissance devient presque absolue. Le 24 septembre 1914, le lieutenant Maurice Genevoix, organise le repli de sa section : « Chaque commandement porte. Ça rend : une section docile, intelligente, une belle section de bataille ! Mon sang bat à grands coups égaux. A présent je suis sûr de moi-même, tranquille, heureux. » En 1918, le caporal Gaudy estime que « C’est un des bonheurs du soldat de n’avoir qu’à se laisser guider : il se repose sur le chef qui pense pour lui. »

Les ordres seront donc normalement suivis à condition toutefois qu’ils soient donnés. Dans Men Against Fire, le colonel Marshall rapporte les impressions d’un sergent d’infanterie après les combats pour l’île Burton dans la Pacifique :

Je compris que la seule façon de restaurer la confiance était de parler, comme un entraîneur le fait dans un match de football. Je poursuivais mon combat contre les postes de combat ennemis, mais cette fois je hurlais aux autres : « regardez-moi ! C’est ce que vous êtes censés faire. En avant ! Au boulot ! Gardez les yeux ouverts ! ». La section se rassembla à nouveau et commença à travailler méthodiquement. Mais je continuais à parler jusqu’à la fin de l’action car j’avais appris quelque chose de nouveau. Les chefs doivent parler pour commander. Un exemple silencieux ne suffit pas toujours à rallier pas les hommes.

La parole est à la défense

En face de l’assaut, la situation psychologique des défenseurs est assez différente. Ces derniers bénéficient du sentiment de jouir d’une liberté plus grande, du choix des moyens et éventuellement de la surprise. On n’attaque que lorsqu’on se sent fort et le défenseur le sait. De plus le « feu qui marche », celui du barrage roulant ou celui des groupes de mitrailleuses légères, par exemple, impressionne beaucoup plus que celui d’une position fixe. En revanche, le défenseur bénéficie d’armes automatiques lourdes, alors que l’attaquant ne peut les porter. Ces armes et les équipes qui les servent sont, psychologiquement, les éléments les plus résistants de toute l’infanterie. Ces cellules, quelle que soit la puissance de la préparation d’artillerie, constituent toujours les îlots de résistance sur lesquels vont buter les troupes d’attaque.

Le défenseur bénéficie également de la protection des retranchements. Mais ces retranchements, s’ils sont enterrés, peuvent s’avérer aussi des pièges. La perspective de se voir subitement enfermés, enterrés vivants, brûlés vif ou asphyxiés provoque une angoisse particulière. Lorsque les hommes sont entassés dans des abris, cette angoisse s’accroît encore, et il existe de nombreux exemples de redditions, sans combat, de compagnies entières enfermées dans des fortins. Mon grand-père, sous-officier de l’infanterie coloniale, s’est ainsi illustré lors de la bataille de la Somme à s’emparant, avec 7 autres marsouins, d’un fort allemand occupé par 114 Allemands. 

Lorsque les défenseurs ne sont pas neutralisés et bien décidés à se défendre, la situation peut devenir délicate :

Enervés, assourdis, nous tirons, chargeons, tirons, sans arrêt. Toute la lisière du bois n’est qu’un long jet de feu dans la nuit. La ligne allemande progresse toujours ! Pour mieux viser, nous bondissons sur le parapet et irons à genoux…Devant nous la vague d’assaut n’est plus qu’à quarante mètres ! Je tire avec une rage frénétique. Mon cœur bat à se rompre, mes oreilles bourdonnent, j’ai la tête en feu : grisé par la poudre et l’infernal vacarme de la fusillade, je suis dans un paroxysme de vie et d’intense jouissance […] Et soudain toute la ligne ennemie fléchit, tourbillonne, se débande ! Debout sur le parapet, nous descendons les fuyards…hurlant « On les a eus – cessez le feu ! »…A la joie de vivre s’ajoute la joie d’être vainqueurs. « Ben comme ça, dit un homme, je comprends la guerre ! – Malin, va, riposte l’adjudant, philosophe, on aime toujours mieux être chasseur que lapin. 

2 commentaires:

  1. heureuse coincidence, je viens de commencer ce livre ce matin !

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  2. Oui il faut gueuler ces ordres pour être compris et suivi, en fait l'action est souvent bruyante, même chose pour un Pompiers rif ou accident lourd, le bleu se ressaisi quant il entend une voie rassurante.
    Une lecture passionnante.
    Merci

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