samedi 20 juillet 2013

La force du loup est dans la meute

L’anthropologue et biologiste Robin Dunbar a démontré l’existence d’effets de seuil quantitatifs dans les relations humaines. A la suite de nombreuses observations, il a pu définir ainsi quatre niveaux : celui du petit groupe d’une douzaine d’individus où les liens sont très forts, celui de la tribu du Paléolithique supérieur composé de 30 à 50 individus et celui dit du « groupe naturel » d’environ 150 qui est la limite supérieure où tout le monde peut se connaître personnellement et être influencé par les contacts. Au niveau supérieur, la taille maximale d’une organisation pour créer un sentiment d’appartenance est de 1500-2000.

On reconnaît évidemment dans ces seuils les différents échelons de commandement quasi-universels, depuis le groupe de combat ou l’équipe de pièces jusqu’au régiment en passant pas la compagnie ou l’escadrille. Ce n’est évidemment pas un hasard après des centaines d’années de recherche empirique des meilleures organisations militaires possibles.

Le premier de ces échelons est celui  où les hommes sont « cousus ensemble » par la cohésion, cette qualité qui maintient les hommes ensemble comme la « force atomique forte » unit les particules élémentaires entre elles. C’est tellement puissant que leur brisure provoque des explosions atomiques.

Pour Jean-Paul Sartre, dans Huis clos, « l’enfer, c’est les autres », car la honte n’existe que par le regard d’autrui. L’obligation morale augmente avec la connaissance mutuelle. Si on ne craint pas beaucoup le  jugement négatif d’hommes inconnus, l’opinion de camarades que l’on connaît depuis longtemps a beaucoup plus d’importance. Malgré la peur, les hommes préfèrent alors la souffrance à la honte de passer pour lâche :

L’homme incapable de se dominer pour faire face dignement au danger est aussi incapable, le plus souvent, de se résoudre à la honte épouvantable d’une fuite publique. Pour fuir ainsi, il faudrait une volonté, une sorte de bravoure.

Dans une étude réalisée à partir d’interrogatoires de prisonniers allemands, Morris Janowitz et Edward Shils décrivent ainsi la cohésion des petites unités comme le facteur principal de l’efficacité et de la capacité de résistance de la Wehrmacht. Ces groupes élémentaires ou « primaires » (l’expression est de Charles Horton Cooley), satisfont des besoins comme l’estime ou l’affection et procurent un sentiment de puissance et donc de sécurité. Il faut, pour créer ces groupes primaires, conserver les hommes dans les mêmes cellules aussi longtemps que l’unité existe. La cohésion se construit alors autour d’une poignée d’« anciens » qui connaissent l’histoire de l’unité, son originalité et ses règles non-écrites. Il existe entre eux une communion de pensée, comme des joueurs habitués, depuis des années, à évoluer ensemble au sein d’une même équipe. Le capitaine australien Nicol appelle cela le « principe de camaraderie » et en fait le fondement essentiel de la solidité morale des soldats australiens au Vietnam. Le groupe ou la section, est un endroit où on peut parler et échanger ses expériences. La simple fait de vivre avec des gens et des chefs dont on sait, parce qu’ils le disent, qu’ils vivent les mêmes expériences est une aide précieuse. C’est un excellent dérivatif aux autres moyens habituels de réduction du stress comme l’alcool ou les drogues.

La force et l’importance de ces liens personnels est une constante dans les témoignages. Pendant la Grande Guerre, la compagnie du capitaine Delvert est dissoute après les pertes de la bataille de Verdun. « Quand la nouvelle de cette mesure vint à mes pauvres troupiers, on apportait la soupe. Personne ne put manger. Beaucoup pleuraient. Les liens qui unissaient les combattants entre eux étaient très forts. » Pendant la Seconde Guerre mondiale, un vétéran canadien raconte : « Il m’a fallu  sacrément près de toute une guerre pour savoir pourquoi je me battais. Mais c’est pour les autres, ton unité, les gars de ta compagnie, ceux de la section surtout  […] ; quand il n’en reste plus que quinze sur les trente ou davantage, tu y tiens terriblement, à ces quinze-là. » Plus récemment, parlant de la guerre des Malouines (1982), le général britannique Gardiner tient un discours similaire : 

Nous y sommes allés [au combat] parce que nos amis y allaient. Nous voulions y aller avec eux car je pense que les hommes ne veulent pas être regardés comme ayant laissé tomber leurs amis. C’est cet honneur, ce besoin de respect personnel en tant qu’individu qui constitue le ciment de chaque unité et aussi entre les groupes, pelotons et compagnies.

Ce sentiment se fabrique avec du temps. Dans un sondage réalisé pendant la Seconde Guerre mondiale, dans les unités de novices 56% s’estimaient fiers de la compagnie à laquelle ils appartenaient contre 78 % dans les unités de vétérans.

Pour Jesse Glenn Gray :

Cette confrérie du danger et du risque n’a pas son équivalent pour créer des liens entre individus aux désirs et aux tempéraments divergents, des liens qui, pour utilitaires et étroits qu’ils soient, et malgré leur caractère fortuit et général, ne sont pas moins passionnés.

Ce principe de camaraderie est encore renforcé par l’interdépendance des rôles dans le combat. Paul Lintier décrit parfaitement ce phénomène dans l’artillerie : 

Pour nous, l’unité c’est la pièce. Les sept hommes qui la servent sont les organes étroitement unis, étroitement dépendants, d’un être qui prend vie : le canon en action. Cet enchaînement des sept hommes entre eux, et de chacun d’eux à la pièce, rend toute défaillance plus patente, plus grosse de conséquences, la honte qui en résulte plus lourde […] Le fantassin, lui, se trouve le plus souvent isolé au combat. Sous la mitraille, un homme couché à quatre mètres d’un autre est seul. Le souci individuel absorbe toutes les facultés. Il peut alors succomber à la tentation de s’arrêter, de se dissimuler, de s’écarter hypocritement, puis de fuir.

Cette interdépendance apparaît cependant dans l’infanterie lorsque les alignements d’« hommes-baïonnettes » sont remplacés par des équipes de combat. L’emploi de la grenade à main par exemple impose d’avoir des tireurs pour protéger les lanceurs puis des pourvoyeurs. A partir de 1916, le combat s’organise autour du fusil-mitrailleur ou de la mitrailleuse légère dans des dispositifs beaucoup plus aérés et décentralisés. Les responsabilités des sergents et des simples caporaux augmentent considérablement. Les notions de solidarité et de confiance mutuelle deviennent alors primordiales.

Dans une étude datant de 1982, deux économistes américains, Geoffrey Brennan et Gordon Tullock, ont fait l’analogie entre le sort du combattant et le fameux dilemme des deux prisonniers séparés qui ont chacun le choix entre avouer ou non et dont le sort est lié au choix de l’autre. Le soldat sait que l’issue sera la victoire ou la défaite. Il sait aussi qu’il ne constitue lui-même qu’une petite partie de la force armée engagée. S’il se donne « à fond » son action n’aura qu’une influence limitée sur les événements mais en revanche il augmentera sensiblement les risques de se faire blesser ou tuer. S’il se maintient en retrait, en position de figurant, le risque diminue nettement pour lui alors que l’effet global n’aura guère varié.  Logiquement, il a donc, ainsi que tous ses camarades, intérêt à ne pas agir, ce qui peut rendre difficile la conduite de la bataille. De plus, s’il estime que ses voisins pensent comme lui et s’apprêtent à ne rien faire ou s’enfuir, sa conviction qu’il ne sert à rien de lutter s’en trouvera renforcée.

Ce raisonnement est mis en défaut par l’interdépendance des rôles car dans ce cas, le fait de « ne pas y aller » à des conséquences beaucoup plus importantes sur la performance, au moins de son groupe d’appartenance. En retour, les conséquences peuvent être négatives aussi pour soi. Paradoxalement, lorsque la meilleure protection n’est plus la dissimulation mais les autres et que vous êtes sûr que votre voisin va prendre des risques pour vous appuyer de son tir ou cherchez votre corps sous le feu si vous êtes frappé, c’est le non-engagement qui devient le plus dangereux.  L’interdépendance incite à l’action y compris pour son intérêt personnel. Le nombre d’acteurs, même en seconds rôles, augmente avec l’interdépendance.

Ce surcroît de solidité morale induit plusieurs effets tactiques positifs, qui par rétroaction renforcent encore la solidité du groupe. Le premier est la capacité à continuer le combat malgré les pertes. En octobre 1918, deux bataillons de chars légers sont engagés simultanément dans les Flandres. Celui qui vient juste d’être formé et dont les hommes se connaissent à peine doit être retiré après 16 %. Dans les mêmes conditions, l’autre bataillon, formé depuis plusieurs mois, résiste à une semaine de combat intense et à 50 % de pertes. Cette capacité à endurer les combats permet aussi dès le temps de paix de résister à un entraînement difficile qui lui-même permettra de mieux supporter le combat.

La cohésion permet aussi de faire des choses plus complexes. Daniel Wegner, psychosociologue américain, a démontré qu’un individu ne stocke qu’une partie de l’information qui lui est nécessaire et laisse facilement de côté celle qui lui est facilement accessible. Dans un test sur 59 couples se fréquentant depuis plus de trois mois, il s’est aperçu que les couples mémorisaient beaucoup plus d’énoncés sur des sujets très variés que les couples d’inconnus car ils avaient mis en place un système implicite où ils se spécialisaient dans la mémorisation des sujets qu’ils appréhendaient le mieux. La cohésion permet également de mieux conserver les compétences. Après la guerre du Kippour, le général américain est venu visiter l’armée israélienne. Après avoir vu une séance de tir de char particulièrement impressionnante, il demanda à l’équipage combien ils avaient dû tirer d’obus pour atteindre un tel niveau. Le tireur lui répondit : « Oh, peut-être 6 ou 8, mais rappelez-vous que nous sommes ensemble dans un char depuis au moins quinze ans ».

La cohésion a surtout pour effet de réduire l’incertitude du combat, sa friction. La confiance mutuelle permet en effet de se concentrer sur l’environnement tactique, et en particulier l’ennemi, sans être parasité par d’autres facteurs comme les défaillances possibles de ses voisins ou de son chef. La connaissance mutuelle permet aussi de savoir, comme dans une équipe de sport, ce que vont faire ses camarades sans le dire.

L’action peut donc être plus facilement décentralisée et comme elle nécessite moins d’informations explicites (ordres et comptes-rendus), elle est aussi généralement plus rapide. La troupe à forte cohésion dispose donc de compétences accumulées mais aussi de ressources de concentration et de temps qui lui permettent donc d’agir sensiblement mieux et surtout plus vite qu’une troupe moins cohérente. La supériorité micro-tactique est alors potentiellement énorme, à tout autre facteur (armement notamment) équivalent.

Selon une étude de l’Institute for Defense Analyses (IDA), il semble même que l’introduction d’inconnus dans une troupe au combat qui aurait subi des pertes aurait tendance à en réduire encore plus la capacité opérationnelle. D’ailleurs à la question « préféreriez-vous aller au combat avec juste les 9 hommes restants du groupe, ou avec ces 9 plus 4 marines [pour atteindre l’effectif théorique d’un groupe de combat de marines] aussi bien entraînés mais que n’avez jamais rencontré auparavant ? » Tous les marines interrogés indiquèrent préférer rester à 9.

9 commentaires:

  1. Sur le même sujet, on peut lire un fascinant livre de témoignages chez Gallimard : Soldats - combattre, tuer, mourir.
    C’est une compilation de procès-verbaux des récits de soldats allemands de la 2nd GM, par l’historien Sönke Neitzel et le psycho-sociologue Harald Welzer.

    … Où ce qui peut advenir de la ‘force nucléaire’ liant les hommes, quand la Toge trahit l’Épée.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour l'indication : j'en ignorais l'existence.

      Supprimer
  2. Il me semble que c'est l'existentialisme et non le structuralisme qui est un humanisme.

    RépondreSupprimer
  3. Et il me semble que "l'Enfer c'est les autres" provient de Huit Clos du même auteur.

    RépondreSupprimer
  4. Vous écrivez que "la taille maximale d’une organisation pour créer un sentiment d’appartenance est de 1500-2000."
    Quand est-t-il de l'appartenance à une nation ?
    Est-ce que l'on n'a pas ce sentiment d'appartenance à ce groupe nation mais uniquement à l'idée, abstraite, de ce groupe ?



    Par ailleurs, vous parlez de la "force atomique forte". La formulation m’étonne. On parle habituellement d'interaction (forte, faible, gravitationnelle...) bien que le terme force forte est parfois utilisé, ici l'interaction forte me semble d'autant plus approprié que c'est bien l'interaction entre les hommes qui les pousse vers le haut.

    RépondreSupprimer
  5. il y a sur la redistribution des rôles et recomposition des solidarités et l'impact sur l'autorité de belles analyses dans la thèse d'Emmanuel Saint Fuscien sur les officiers et le commandement pendant la première guerre mondiale ("A vos ordres", éditions de l'EHESS).

    RépondreSupprimer
  6. Un général de l'Armée Rouge, pendant la seconde guerre mondiale, disait à peu près : "Il faut du courage pour être un lâche dans l'Armée Soviétique".
    Mais il faisait allusion au sort réservé à ceux qui étaient convaincus, ou simplement soupçonnés, de lâcheté au feu.

    RépondreSupprimer
  7. " l'enfer c'est les autres" est en effet dans "huis clos". L'auteur passe trop rapidement, à mon sens, sur la dynamique des groupes restreints ou vastes qui génère elle-même des comportements passifs ou actifs.

    RépondreSupprimer