samedi 29 juin 2013

Game of drones : what else ? Le débat américain sur l'assassinat ciblé. Maya Kandel

Les Etats-Unis utilisent la tactique des éliminations ciblées par drones dans leur lutte contre Al Qaida depuis maintenant douze ans. L’outil a été placé au cœur de la stratégie contre-terroriste mise en œuvre par Barack Obama dès son arrivée au pouvoir. Pourtant, les drones armés n’ont jamais fait l’objet d’un véritable débat politique à Washington, même si le sujet occupe la communauté de défense et des universitaires spécialisés depuis longtemps. Il faut attendre février 2013 et la nomination de John Brennan à la tête de la CIA pour que le Congrès s’empare du sujet et ouvre un débat impliquant l’ensemble de la classe politique, des médias et de l’opinion publique.

Une lente émergence dans le débat public

Trois étapes marquent l’apparition progressive de la question des éliminations ciblées dans l’espace public américain.

La première intervient avec l’élimination d’Anouar al-Awlaki, Américain tué au Yémen par une frappe de drone en septembre 2011. Si elle ne déclenche pas de grand débat, elle provoque en revanche l’apparition des premiers sondages d’opinion aux Etats-Unis sur les drones armés et les éliminations ciblées. L’image que donnent alors les sondages est celle d’un large soutien de l’opinion américaine, avec plus de 60% et jusqu’à 83% des Américains qui approuvent la pratique contre « des personnes suspectées de terrorisme ».

La deuxième étape intervient après la parution dans le New York Times du 29 mai 2012 d’un récit extrêmement détaillé sur la pratique des éliminations ciblées par l’administration Obama, et en particulier sur le processus décisionnel (la fameuse ‘Kill List’). Mais ces révélations lancent un débat sur les fuites (qui ont permis aux journalistes d’écrire l’article), beaucoup plus que sur le contenu lui-même. Au Congrès, plusieurs parlementaires réclament une enquête sur l’origine des fuites, pas sur les frappes ou la ‘kill list’.

Enfin, pendant la campagne présidentielle de 2012, la question des drones n’est pas un enjeu. Elle fera une courte apparition lors du troisième débat, consacré à la politique étrangère, entre les candidats Obama et Romney. La question du journaliste au sujet des éliminations ciblées est sans doute celle qui génère le moins de débat, car les positions des deux hommes sont identiques et le candidat républicain dit soutenir totalement le président Obama sur ce point.

Rand Paul contre John Brennan

Il faut donc attendre février 2013 et la « flibuste » du sénateur Rand Paul contre la nomination de John Brennan, le Monsieur Drone de l’administration Obama I pour voir le public américain dans son ensemble s’intéresser à la question des drones armés (la flibuste – filibuster – est une pratique du Sénat américain consistant à parler en continu pour empêcher ou au moins retarder un vote ; seule une motion de clôture votée par 60 sénateurs peut y mettre fin). Rand Paul fait en effet une flibuste « à l’ancienne », alors que dans la pratique courante seule la menace est utilisée : le sénateur républicain va parler pendant 13 heures sans interruption, une bénédiction pour les médias à l’ère Twitter et une prouesse appréciée du peuple américain.

Le seul problème (de taille) est que Paul se concentre sur une unique et mauvaise question : la possibilité pour le gouvernement américain d’éliminer un citoyen américain aux Etats-Unis par une frappe de drone. En l’occurrence, le gouvernement n’a jamais envisagé un tel cas de figure et viendra le rappeler par la voie d’Eric Holder.

Il faut cependant reconnaître que Rand Paul a ainsi porté le débat sur les drones armés au grand public. Le soutien de l’opinion publique américaine ne s’est pas démenti, mais la multiplication des articles dans la presse, et surtout l’implication croissante de plusieurs associations et groupes libéraux (au sens américain) ont poussé le président Obama à présenter publiquement, pour la première fois, l’ensemble de sa stratégie contre-terroriste dans un grand discours prononcé le 23 mai dernier à la National Defense University.

Le discours sur les drones et les trois principaux enjeux

Ce discours, visant à donner un cadre d’emploi plus général à l’utilisation des drones armés par les Etats-Unis, s’adresse tout particulièrement au public intéressé, et intéressant Obama, des cercles libéraux du parti démocrate. Aussi n’est-ce pas un hasard si Obama consacre l’essentiel de son propos aux questions juridiques – constitutionnalité et légalité – soulevées par la pratique des éliminations ciblées. On dénote en effet aujourd’hui trois enjeux principaux dans le débat sur les drones armés au sein du public américain.

La constitutionnalité : il ne s’agit pas tant de la surveillance (oversight) du Congrès sur l’Exécutif, puisque, Obama l’a rappelé, les membres des commissions du renseignement ont été systématiquement briefés par l’administration avant chaque frappe. La question qui se pose en revanche est celle de la validité de l’autorisation d’emploi de la force militaire de 2001 (Authorization for the Use of Military Force of 2001) sur laquelle repose encore aujourd’hui la guerre menée contre Al Qaida. Or cette autorisation, certes large, vise cependant les « personnes et groupes impliqués dans la préparation des attentats du 11 septembre 2001 ». On en est loin désormais et Obama lui-même a incité le Congrès à réviser ou abroger cette autorisation – ce que seuls les parlementaires sont habilités à faire, en effet.

La prise de décision : la pratique des éliminations ciblées crée une concentration encore plus forte du processus décisionnel entre les mains du président – bien plus sous Obama que sous Bush, en raison de l’intensification des frappes et de la personnalité du président. S’agissant d’opérations secrètes (ou presque…), elle conduit à une déconnexion de plus en plus forte entre le peuple américain et la guerre menée en son nom, une évolution qui va à l’encontre de la culture américaine, toujours marquée par le souci des Pères fondateurs de tout faire pour empêcher des guerres « à l’européenne » c’est-à-dire à la discrétion du monarque, fût-il Barack Obama.

L’efficacité : le débat sur les effets contre-productifs demeure pour l’instant embryonnaire, même s’il fait la Une du dernier numéro de Foreign Affairs (« Death from Above : Are Drones Worth it ? »). Les principales interrogations portent sur les effets contre-productifs des frappes, avec deux risques évoqués le plus fréquemment : que les frappes deviennent le nouvel « outil de recrutement » d’Al Qaida ; et qu’elles transforment des conflits locaux en conflits plus larges impliquant les Etats-Unis. Mais ce débat ne touche pas encore le grand public ni la classe politique, et les articles favorables y dominent pour l’instant.

On voit bien que la contrainte principale pour Obama vient des libéraux, qui sont aussi sa base électorale, beaucoup plus que d’une opinion publique globalement favorable, pour qui les drones armés paraissent à la fois efficaces dans la lutte contre le terrorisme et sans danger pour les soldats américains, le tout pour un coût beaucoup plus modeste que celui d’envoyer des troupes au combat. En somme, ils paraissent gérer la menace terroriste sans inconvénient pour les Américains et sans conséquence pour leur vie quotidienne. Il ne faut donc pas s’attendre à un grand débat sur la pratique des éliminations ciblées, sauf si la polémique sur les drones de surveillance, relancée par l’affaire Snowden et les révélations sur la NSA, devait rebondir sur la question des drones armés.


Suivre Maya Kandel sur Twitter : @mayakandel_

jeudi 27 juin 2013

Le fractionnement des âmes

Sous le feu

Le combat n’est pas un phénomène « normal », c’est un événement extraordinaire et les individus qui y participent ne le font pas de manière « moyenne ». Comme un objet à très forte gravité qui déforme les lois de la physique newtonienne à son approche, la proximité de la mort et la peur qu’elle induit déforme les individus et étire leur comportement vers les extrêmes. La répartition des rôles n’y obéit pas à une loi de Gauss où tout le monde ou presque agirait de manière à peu près semblable mais à la loi de puissance où, entre l’écrasement et la sublimation, peu font beaucoup et beaucoup font peu. Les premiers, à gauche de la loi de puissance, sont les acteurs du combat, les seconds, à droite, en sont les figurants.

Le combat est une loi de puissance

De 1942 à 1945, plus de 5 000 pilotes de chasse ont servi dans la 8e US Air Force, en Grande-Bretagne. Sur ces 5 000 hommes seuls 2 156 d’entre eux ont pris une part quelconque dans les victoires aériennes de la force. Si on regarde de plus près l’un des 15 groupes de chasse de la force, on constate que sur 172 pilotes ayant obtenu des victoires, le bilan des 42 As (plus de cinq victoires) représente la moitié du total. Autrement dit, parmi les pilotes du 357e Groupe, à l’instar des 14 autres groupes, environ 60 % de pilotes n’ont rien abattu, 30 % ont une action modeste de destruction de l’ennemi et 10 % ont été bons voire très bons dans cet exercice. L’analyse des combats du 51st Fighter Wing (« Mig killers »), la meilleure unité de chasse de l’US Air Force en Corée (1950-1953), a ainsi établi que la moitié des pilotes n’avait jamais ouvert le feu et que, parmi ceux qui ont tiré, seuls 10% ont touché quoi que soit, une poignée d’entre eux monopolisant les victoires.

Cette loi de Pareto (ou loi des 20 % d’effecteurs qui produisent 80 % des effets) n’est pas l’apanage des chasseurs. Dans la nuit, avec un clair de lune parfait, du 16 décembre 1940, 134 bombardiers britanniques frappèrent le centre de la ville allemande de Mannheim. Cinq jours plus tard, un Spitfire vint prendre des photos des dégâts. On s’aperçut alors que de très nombreux projectiles étaient loin de la cible. Le commandement du Bomber Command décida de procéder à une analyse rigoureuse des effets des bombardements et fit appel à David Benswan Butt. Après un examen de 650 prises de vus entre juin et juillet 1941 au cours d’une centaine de missions (soit 4 065 sorties), Butt démontra que seulement un tiers des avions qui prétendaient avoir frappé la cible s’en étaient seulement approchés à moins de 8 km (2 sur 3 en France, 1 sur 4 en Allemagne dont 1 sur 10 sur la Ruhr). Dans un tout autre milieu, Pendant la campagne du Pacifique, 15 % des équipages de sous marins américains ont réalisé 51 % des destructions de navires marchands ennemis, soit une proportion presque identique à celle des sous-mariniers allemands dans l’Atlantique.

Le cas du combat terrestre et plus particulièrement celui de l’infanterie, paraît plus délicat. Le combat y semble plus confus et manquer de critères statistiques pour y échelonner les valeurs. Les fantassins adversaires ne se voient que rarement et les duels sont rares. Pourtant tous les témoignages concordent dans ce sens. Pour Pierre Rinfret, américain, fantassin en Europe en 1944-45 puis homme politique, « moins de 10% de nos fantassins et équipages de chars infligèrent plus de la moitié des dommages à l’ennemi. » Dans Men against fire, son étude sur le comportement au combat des soldats américains pendant la Seconde Guerre mondiale, Marshall décrit les combats d’un bataillon du 165e RI sur l’île Makin  dans îles Gilbert en novembre 1943. Les combats furent très violents pendant trois nuits et la très grande majorité des tués et blessés furent touchés dans les postes de combat ou à proximité de ceux-ci. Pourtant sur l’ensemble du bataillon, il ne trouva que 36 hommes qui  avaient fait preuve d’une grande agressivité, utilisant parfois plusieurs armes. Pour le général DePuy, chef du département Training and Doctrine de l’US Army dans les années 1970 et vétéran des combats en Europe en 1944-45 :

Si vous les laissez seuls, seulement 10% des soldats prendront réellement des initiatives, bougeront, ouvriront le feu, lanceront des grenades et ainsi de suite. Les autres 90% se défendront s’ils ont à le faire, mais ne feront rien d’autre à moins qu’un cadre ne leur donne l’ordre de le faire, auquel cas ils le feront sans discuter. J’ai appris que vous ne pouvez compter sur eux parce que vous l’avez planifié ou parce que vous avez donné des ordres généraux, et cette réserve comprend aussi les jeunes officiers. Vous aviez à dire, « fais ceci », « fais cela », « tire sur cet objectif », et « va là-bas ». Vous vous retrouverez toujours à la fin avec un bon sergent et trois ou quatre hommes faisant tout le travail.

Bien avant eux, Ernest Jünger estimait déjà que « tout succès est, à l’origine, l’œuvre d’entreprenantes individualités. La masse de ceux qui suivent ne représente qu’une puissance de choc et de feu.» Maurice Genevoix, dans Ceux de 14 décrit ainsi ses soldats :

On entend souvent exprimer cette idée que le combat d’infanterie est tombé au niveau d’une boucherie […] bien au contraire ; aujourd’hui, plus que jamais, c’est la valeur individuelle qui décide. Tous ceux-là le savent qui les ont vu à l’œuvre, les princes de la tranchée.

Les plus courageux se précipitent en tête, tirant et lançant des grenades. La masse  suit comme un troupeau sans volonté ; ce faisant, ils se heurtent aux hommes qui se pressent derrière eux. Seuls ceux qui sont devant se rendent compte de la situation ; plus loin en arrière une panique folle s’empare de la masse entassée et bloquée dans l’étroite tranchée.

Un bon indice de l’existence de cette loi de puissance est le très faible rendement des tirs lors des combats. Dans une séance classique de tir dit au poser (couché, en prenant son temps) face à des cibles en carton immobiles disposées à 200 m, une troupe professionnelle actuelle obtiendra, sans disposer d’aides à la visée comme les lunettes grossissantes ou des pointeurs laser, au moins 80 % de coups au but. Cette proportion aurait été sans doute la même dès la fin du XIXe siècle. Si on se place dans une situation de combat, les choses changent radicalement.

Déjà, au XVIIIe siècle, le comte de Guibert estimait à 500 le nombre de cartouches nécessaires pour tuer un homme, alors que les troupes combattent souvent à courte distance, parfois moins de 100 mLes 22 et 23 janvier 1879 à Rorke's drift dans l’actuelle Afrique du Sud, 179 soldats britanniques bien entraînés au tir et armés d’un excellent fusil, affrontent des masses compactes de milliers de Zoulous équipés presque exclusivement d'armes blanches. Le tir s'effectue à courte distance, voire à bout portant. Les soldats britanniques sont placés dans des conditions de tir idéales. On pourrait donc s'attendre à un pourcentage de coups au but proche de 100%. En réalité, pour 11 100 cartouches tirées, les Zoulous ont déploré 321 tués et peut-être le double de blessés. Le pourcentage de coups au but n’a pas dépassé 10 %. L’intervention du sous-groupement français à Mogadiscio le 17 juin 1992  passe, à juste titre, pour un bon exemple de gestion très maîtrisée des feux. Néanmoins, 3 500 coups de petits calibres et 500 coups de 12,7 mm ont été tirés pour mettre hors de combat, au maximum, une cinquantaine de miliciens, soit un ratio de 80 pour 1. A grande échelle, lorsqu’on fait le rapport entre le nombre de cartouches tirées pendant les deux guerres mondiales et le nombre probable de personnels touchés par balles, on obtient des chiffres variant entre 10 000 et 50 000. Une étude sur les combats en Irak et Afghanistan obtient même le chiffre de 300 000 cartouches tirées par les soldats américains pour tuer un rebelle.

A l’extrême gauche de la puissance

Si on pousse vers la gauche de la courbe, on trouve les super-acteurs, des stars qui sont aux autres acteurs ce que les grands champions sont aux simples bons sportifs. Dans le groupe des « 20 % qui effectuent 80 % des actions efficaces », ils sont les 5 %, voire moins, qui en font la moitié. Durant la Première Guerre mondiale, sur un maximum de 6000 pilotes de chasse français, 187 ont reçu le statut d’« As » après avoir obtenu au minimum cinq victoires homologuées. Cette poignée d’hommes a pourtant détruit plus de 2000 avions allemands, soit la moitié du bilan total revendiqué par la France. Sur ces 187, le bilan des 40 premiers de la liste (soit moins de 1% du total) représente à lui seul 20 % des pertes ennemies.

Là encore, on retrouve des As dans toutes les formes de combat. Le soldat français le plus décoré de la Première Guerre mondiale est le chasseur Albert Roche du 27e bataillon de chasseurs alpins, décoré de la Légion d’honneur, de la Médaille militaire et de la Croix de guerre avec 4 citations et 8 étoiles. Il a été blessé neuf fois et a fait, entre autres, un total de 1180 prisonniers allemands. Durant le même conflit, parmi les officiers, le capitaine Maurice Genay, chef de corps franc, a été quatorze fois cité pour son courage. Pendant la guerre d’Indochine, l’adjudant-chef Vandenberghe est porteur de la Légion d'honneur, de la Médaille militaire, de la Croix de guerre des Théâtres d'Opérations Extérieures avec 14 citations dont 6 à l'ordre de l'Armée et de la Croix de guerre 39/45 avec une citation. Il a été blessé huit fois. Les 44 meilleurs tireurs d’élite soviétiques, dont Zaïtsev, ont officiellement abattu plus de 12 000 hommes pendant la Grande guerre patriotique.

Les combats de chars ont bien sûr aussi leurs As. Avec son équipage de Sherman, baptisé « In the mood », le sergent Lafayette G. Pool de la 3e division blindée américaine, a obtenu plus de 258 victoires sur des véhicules de combat ennemis dans les combats en Europe de 1944 à 1945. Quand on examine les performances des tankistes soviétiques lors de la Seconde Guerre mondiale, on s’aperçoit que 239 chefs d’engin sont crédités de la destruction d’au moins cinq chars (et souvent autant d’autres véhicules ou pièces d’artillerie). Le capitaine Samokin (mort en 1942, plus de 300 véhicules détruits dont 69 chars), le lieutenant Lavrinenko (mort en novembre 1941, 52 chars détruits dont 16 en un seul combat) et le sous-lieutenant Kolobanov (24 chars détruits en trois heures) occupent le podium. Au total, ces 239 chefs et leurs équipages, peut-être 2 000 hommes au total sur quatre ans, une minuscule poignée au regard de l’Armée rouge, ont détruit 2 500 chars allemands, soit l’équivalent des dix divisions de panzers qui ont déferlé sur la France en mai 1940.(ref) On retrouve des listes de ce type chez tous les belligérants. Le recordman toutes catégories semble être l’allemand Michael Wittmann (et son excellent tireur Balthazar Woll), crédité de la destruction de 138 chars ennemis.

Ces chiffres, surtout allemands et soviétiques, sont évidemment sujets à caution mais même  exagérés, l’existence des As est un fait, et si on pousse encore vers la gauche de la courbe, on trouve des « monstres » comme le pilote allemand Hans-Ulrich Rudel et ses 2 530 missions de guerre aboutissant à la destruction de 2 000 cibles au sol ou le tireur d’élite finlandais Simo Hayha qui aurait abattu 505 soldats soviétiques durant les 100 jours de la guerre russo-finlandaise de 1939-1940 (on lui attribue aussi officieusement 200 autres victimes au pistolet-mitrailleur).

A droite de la loi de puissance : les figurants

Derrière ces « acteurs », la masse, même des bons soldats,  est composée de « figurants » chez qui la peur réduit chez eux, non seulement l’initiative, mais aussi les capacités physiques et intellectuelles.

Au cours d’une « ronde de chasse » en 1917, l’adjudant André Chainat aperçoit six avions « boches » :

Je découvre deux camarades qui portaient l’insigne de groupe. Je leur signale « Venez avec moi ». Ils suivent de mauvais gré. Je me mets au milieu d’eux, je les pousse, je retrouve mes boches, je bâtis un plan, je signale : « J’attaque. » J’ai la chance d’avoir le dernier boche que je mets en flammes. Retournement, je cherche mes équipiers. Plus personne  […] il y a les vrais et les faux, ceux qui y vont et ceux qui n’y vont pas, ceux qui font semblant d’y aller […] ceux qui disparaissent et qu’on ne retrouve qu’à la fin, quand il n’y a plus de danger : leur moteur s’est mis à bafouiller, leur mitrailleuse s’est enrayée, ils ont été attaqués par un ennemi supérieur en nombre et ils ne savent pas comment ils ont pu en réchapper […] S’ils sortent seuls, ils ne rencontrent jamais personne.

Au sol, à la même époque, Henry Morel-Journel, en fait une description saisissante d’un assaut :

C’est une bande de gens apeurés qui se lancent en avant en fermant les yeux et en serrant leurs armes contre leurs poitrines. Cela dure ce que cela dure, jusqu'à ce qu’une salve les ait fait tapir, qu’un obus les ait dispersés ou que l’ennemi ait été atteint. Le véritable corps à corps est extrêmement rare ; celui des deux adversaires qui a le moins de confiance en sa force se rend ou lâche pied quelques secondes avant le choc. On a donné, on donne encore, aux soldats des poignards de tranchée. Ils ne s’en sont jamais servis, que pour couper leur viande ou tailler un crayon ; notre paysan n’aura jamais l’idée de frapper avec cet instrument-là. Pas de baïonnette ! Pas de poignard ! Au moins les hommes se servent-ils de leurs fusils ? A peine….

Plus précisément, ces hommes sont soumis à deux grandes forces contradictoires : une forte inhibition qui limite leur capacité de réflexion et un intense besoin d’agir. Ils vont donc suivre, en imitant ou en obéissant, le premier modèle d’action qui s’offre à eux, paradoxalement même si celui-ci est très dangereux. Le général DePuy a toujours été impressionné

Par le fait qu’environ huit ou neuf soldats « moyens » sur dix, n’ont pas l’instinct du champ de bataille, n’ont aucun goût pour cela, et n’agiront pas de manière indépendante sans ordres directs. S’ils appartiennent à une équipe, ils sont plus efficaces. S’ils sont dans un char ou derrière une mitrailleuse, ils sont meilleurs parce que cela implique un travail d’équipe. Si un officier leur ordonne, les yeux dans les yeux, de faire quelque chose, la plupart des hommes, même ceux qui ne veulent pas le faire, n’ont aucune initiative et ont peur de mourir, feront exactement ce qui leur est demandé. 

Il poursuit en décrivant un combat dans les Ardennes où il ordonne à deux soldats d’aller éliminer une mitrailleuse allemande

Ils avaient peur de mourir mais ils le firent. Ils ne l’auraient jamais fait si je n’avais pas dit « Nous avons à faire ceci, vous avez à faire cela et maintenant faites le ». Cela signifie que l’efficacité dépend directement du caractère directif du commandement.

En prolongeant la loi de puissance vers la droite on arrive aux limites de la « quantité donnée de terreur », selon l’expression d’Ardant du Picq, que chacun peut supporter. Au-delà de cette limite, l’homme ne se contrôle plus. C’est le cas du pourtant très courageux Ernst Jünger lors de son premier combat : « mes nerfs m’abandonnèrent complètement. Sans ménagement pour rien ni personne, je me mis à courir comme un fou à travers tout. ». La fuite peut également se diriger vers l’avant. Il s’agit, dans ce cas, d’une attitude suicidaire, le plus souvent inconsciente, visant, selon Claude Barrois, à mettre fin immédiatement à la peur par la mort elle-même, tout en respectant la discipline. Dans sa description des combats de parachutistes américaines en Normandie le 6 juin, Marshall parle du cas du soldat  Stewart posté seul face à un pont et qui se met à courir en tirant avec son fusil-mitrailleur sur les quatre chars allemands qui viennent de surgir face à lui. Par le phénomène d’imitation extrêmement fort sur le champ de bataille, ces attitudes extrêmes influencent grandement les évènements, provoquant des effondrements par paniques ou au contraire des exaltations.

Dans certains cas l’inhibition est trop forte pour laisser subsister toute utilité sur le champ de bataille. En 1915, dans l’Argonne, la compagnie du lieutenant Rommel s’infiltre par un passage à travers un réseau de barbelés jusqu’à ce que « le chef de section de tête n’en trouve pas le courage, bloquant ainsi sa section et le reste de la compagnie de l’autre côté de l’obstacle. Les appels et les cris n’y font rien. » Gaudy décrit ainsi un de ses camarades se dresser en hurlant  « Assez ! Assez ! Assez ! », puis « Je ne peux plus !…Je ne peux plus ! » avant de s’effondrer au sol.

Logarithmique tactique

Une loi de puissance peut être exprimée de manière logarithmique, cela donne une droite qui mesure sensiblement l’efficacité globale d’une troupe au combat. Plus la droite est verticale et plus l’unité compte d’acteurs et, a priori, plus elle est efficace. Plus la droite est horizontale et moins l’unité est performante. Faire varier un peu la pente du bon côté permet d’obtenir un surcroît énorme d’efficacité.

En 1997, alors que je commandais une compagnie d’infanterie de marine, je testais mes neuf groupes de combat. Sur un terrain profond de 500 mètres parsemé de trous et d’obstacles, chacun d’eux devait s’emparer d’un point d’appui tenu par trois hommes. Attaquants et défenseurs étaient équipés de « systèmes de tir de combat arbitré par laser » (STCAL) dont chaque coup au but entraîne une mise hors de combat. Au premier passage, les performances furent très inégales suivant les groupes. Certains ont été étrillés dès le début de l’action alors que d’autres sont parvenus à réussir la mission, dont un avec des pertes très légères. Après un deuxième passage je constatais que la hiérarchie des performances restait sensiblement la même mais aussi qu’il y avait une nette progression de l’efficacité moyenne des groupes. Il y avait donc eu un apprentissage très rapide. Dans un troisième passage, les hommes ont été mélangés dans les différents groupes. L’efficacité moyenne a nettement diminué mais la hiérarchie des chefs de groupe est restée sensiblement la même. J’en concluais que deux facteurs influaient la performance des groupes : l’expertise du chef de groupe et la connaissance mutuelle qui permettait d’apprendre rapidement et d’augmenter le nombre d’acteurs.

Lors de la bataille de la Haye-du-Puits en juillet 1944 en Normandie, trois divisions américaines ont été engagées dans des conditions tactiques similaires, à cette différence près que l’une d’entre elles, la 82e division aéroportée, disposait de deux fois moins d’hommes et d’artillerie que la mieux dotée, la 90e division d’infanterie. Les résultats ont été exactement l’inverse de ceux que pouvaient laisser anticiper le simple examen des moyens disponibles. La 82e division a été presque deux fois plus rapide dans la conquête du terrain tout en subissant deux fois moins de pertes que la 90e . L’effort sur l’humain donne des résultats spectaculaires.

A une autre échelle encore, avec près de 60 000 hommes tués ou blessés pour 26 divisions britanniques engagées, le 1er juillet 1916, premier jour de la bataille de la Somme, est le plus meurtrier de l’histoire militaire du Royaume-Uni. On oublie généralement que 14 divisions françaises ont également été lancées à l’assaut ce jour-là face dans des conditions identiques à celle des Britanniques, et que non seulement elles ont parfaitement réalisées leur mission mais elles n’ont perdu pour cela « que » 7 000 hommes, soit un taux de pertes 4 fois inférieur par unité engagée. La différence est que les divisions françaises avaient accumulées deux ans d’expérience de guerre, là où la plupart des unités britanniques étaient novices.

L’Institute for Defense Analyses a effectué en 1992 une série de simulations sur la bataille de 73 Easting qui a opposé le 7e corps américain et la Garde républicaine irakienne lors de l’opération Desert storm. Le résultat de ces simulations fut que si les deux adversaires avaient été dotés d’équipements identiques mais en conservant les mêmes compétences, les pertes américaines auraient été dix fois supérieures à ce qu’elles furent en réalité. En conservant les équipements originaux mais en égalisant le niveau de compétences, les pertes américaines auraient été vingt fois supérieures

Ces exemples, d’échelles très différentes, témoignent que l’investissement le plus rentable pour augmenter l’efficacité d’une troupe est bien l’investissement humain. Ils permettent d’illustrer aussi le caractère fractal du combat, puisqu’on retrouve le principe de la loi de puissance à tous les niveaux.  Il y a des individus nettement plus performants que beaucoup d’autres, puis des groupes ou équipages, puis des bataillons et encore des divisions pourtant à chaque fois apparemment identiques de part et d’autre. Ces bataillons, escadrilles ou divisions comprennent elles-aussi leurs acteurs et leurs figurants mais la répartition et l’agencement entre les deux groupes donne quelque chose de plus efficace. 

Plus on s'élève toutefois et plus la quantité devient une qualité. En Normandie, dix chars Tigre avec des bons équipages pouvaient affronter sans trop de crainte trente Sherman. A 100 contre 300, c'est plus problématique. A 1 000 contre 3 000 c'est presque perdu d'avance. Cela signifie a contrario que plus les armées sont petites et plus la qualité des hommes est importante. Michael Wittmann et Balthazar Woll ont détruit l'équivalent de la moitié de l'ordre de bataille actuel français en matière de chars. Leur impact tactique serait incontestablement plus fort aujourd'hui qu'à l'époque. Plus que jamais nous avons besoin d'investir dans l'humain. 

dimanche 23 juin 2013

La guerre mondiale en miettes

Conférence d'introduction au colloque « Répondre aux défis de la fragilité et de la sécurité en Afrique de l’Ouest »
Banque mondiale et ministère de la défense
24 juin 2013 
Version modifiée


Dans une lettre datant de 1899 le jeune Churchill avouait ses rêves de gloire militaire et son désespoir devant un monde qui allait désespérément vers la paix universelle. Churchill, comme la plupart de ses contemporains, était alors persuadé que la « mondialisation » de la fin du XIXe siècle allait entraîner la paix par la prospérité et l’interdépendance des économies. La guerre entre nations européennes paraissait alors comme une « grande illusion » pour reprendre le titre du livre de Norman Angell-Lane paru en 1910.

En réalité, cette première mondialisation avait surtout exacerbé les sentiments nationaux et engendré de nouvelles ambitions chez les nations qui en avaient profité. On est passé en quelques années d’un sentiment de paix généralisée aux deux conflits mondiaux. La grande illusion n’était pas celle que l’on croyait.

La fin de la guerre froide et les bienfaits de la mondialisation démocratique et libérale ont suscité des espoirs similaires de fin de la guerre. Les faits ont semblé leur donner raison puisqu’après avoir régulièrement augmenté depuis 1945, le nombre de conflits diminue depuis 1991. Les statistiques du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) confirment un rapport de l’Human Security Center montrant en 2005 qu’il y avait alors presque deux fois moins de conflits qu’à la fin de la guerre froide. Le phénomène qualitatif majeur de cette évolution concerne l’extrême raréfaction des conflits interétatiques concluant ainsi une tendance observée depuis la fin des années 1970. La première décennie du XXIe siècle, n’a connu que trois conflits de ce type, soit seulement environ 10 % du total, phénomène d’autant plus spectaculaire qu’il n’y a jamais eu autant d’Etats dans le monde.

Le monde est cependant encore assez loin de la paix perpétuelle annoncée par Emmanuel Kant ou de la fin de l’Histoire. Si le nombre des guerres a diminué sur l’ensemble du monde, elles ont eu aussi tendance à se concentrer sur quelques régions : Balkans, Caucase, Afghanistan et surtout Afrique subsaharienne où se concentrent la très grande majorité des victimes. Quatre conflits intérieurs africains (Angola, Soudan, Rwanda et surtout Congo) ont ainsi fait chacun plus d’un million de victimes jusqu’au début des années 2000. Surtout, à côté de ces quelques affrontements géants, on a vu se multiplier un peu partout des « poches de colère » dans toutes les fissures des sociétés. Si les guerres interétatiques, souvent associées à l’idée même de guerre, ont presque disparu, nous assistons peut-être à une nouvelle forme de guerre mondiale, une « guerre mondiale fragmentée » où de multiples petits acteurs armés s’opposent aux Etats et créent une situation de désordre prolongé.

Revenons en arrière. Dans les années 1950, l’économiste Gaston Imbert a décrit les corrélations qui pouvaient être établies en Europe entre les cycles économiques et les guerres depuis les débuts de la Révolution industrielle. Selon lui, les périodes de croissance ont tendance à susciter des conflits entre les nations alors que les périodes de récession ont plutôt tendance à susciter des conflits dans les nations. Dans le premier cas, les nations dépassent les problèmes intérieurs pour développer des ambitions extérieures que les ressources budgétaires permettent de satisfaire. Les « faucons » prennent le pas sur les « colombes » et les militaires sur les policiers. Dans le deuxième cas, la situation est inverse.

Lorsque Churchill écrit sa lettre, l’Europe pacifiste et contestataire est au bout d’un cycle de récession. Quelques années seulement plus tard, le nationalisme s’est développé en parallèle de la croissance et la guerre mondiale a éclaté. Le« doux commerce » évoqué par Montesquieu n’a pas réduit la possibilité de la guerre mais l’a au contraire augmentée. La loi d’Imbert a été mise en défaut pendant la crise des années 1930-40 par l’apparition des régimes totalitaires militarisés puis par l’arme nucléaire dont le caractère extraordinaire a profondément modifié les relations internationales.

Avec la fin de la guerre froide et la nouvelle unification libérale du monde, ces idées ont cependant retrouvé une certaine actualité.

Les Etats qui ont bénéficié de ressources budgétaires importantes du fait d’une forte croissance et d’une bonne gouvernance ont rapidement développé leurs outils de défense de façon plus que proportionnelle à leur taux de croissance économique et développé des ambitions parallèles. En 1990, les Etats-Unis étaient réduits à mendier une aide internationale pour financer leur expédition dans le Golfe. Quinze ans plus tard, ils finançaient eux-mêmes deux guerres à 1 000 milliards de dollars.

Ceux qui n’en ont pas bénéficié, du fait d’une faible croissance comme en Europe ou de la captation de la richesse produite par différents acteurs, font face à des problèmes sévères d’endettement publics et ont, entre autres, souvent réduit leur périmètre régalien dont celui de la défense. Hormis une poignée d’entre eux, la plupart des Etats du monde se sont en réalité affaiblis avec la mondialisation. La crise financière de 2008 n’a fait qu’accentuer encore le phénomène en frappant même certains des anciens bénéficiaires.

Le résultat est que dans la majeure partie du monde, les Etats ne contrôlent plus qu’une partie de leur territoire, le reste, côté obscur de la mondialisation, est celui des oubliés du développement mais aussi souvent celui du particularisme et de la tradition. Si, contrairement à la guerre froide, il est désormais possible de se rendre dans pratiquement n’importe quel pays, on ne peut que rarement s’y déplacer partout en toute sécurité tant les zones de non-droit se sont multipliées dans les banlieues, bidonvilles géants, ghettos ethniques, territoires occupés ou zones tribales. Si la guerre est presque nulle part, l’insécurité est désormais un peu partout.

De nouvelles organisations sont apparues, certaines relevant tout à la fois des bandes criminelles, des mafias ou des groupes de mercenaires alors que d’autres sont des groupes politiques avec un caractère religieux de plus en plus marqué. Certaines de ces structures ont un enracinement très local (les organisations « telluriques » de Carl Schmitt) alors que d’autre ont une vocation plus internationalistes et fonctionnent en réseau. Malgré des logiques et des visions différentes, parfois conflictuelles, les frontières entre ces groupes sont souvent poreuses. Ces groupes ne sont forts que parce que les Etats sont faibles. Alors que ces derniers voient leurs ressources comptées, les organisations armées bénéficient elles à plein de la mondialisation.

Alors que la contraction des budgets de défense, la fin de la guerre froide et la disparition du sponsor, soviétique, les difficultés budgétaires de pays comme la France, affaiblissait les armées de nombreux pays émergeants, la prolifération des armes légères profitait au contraire aux organisations rebelles et/ou criminelles. Si beaucoup d’armées africaines ont des véhicules ex-soviétiques en panne et n’ont plus de conseillers militaires français, les groupes armées de leurs côtés disposent de kalashnikovs qui, elles, fonctionnent bien et sont de plus en plus accessibles.

Les nouvelles technologies de l’information n’ont pas seulement permis la formation d’une offre artistique ou médiatique alternative aux grandes entreprises qui en avaient le monopole, elles se sont étendues également à l’organisation de réseaux d’action anti-étatiques comme l’essaim de bandes qui a embrasé les banlieues françaises en octobre 2005, la guérilla nationaliste sunnite en Irak de 2003 à 2007 ou les foules du « printemps arabe ». Les groupes non-étatiques gagnent en souplesse là où les Etats, sous prétexte de rationalisation, ont tendance à se rigidifier. Les Etats sont de plus en plus condamnés à ne faire que réagir à des évènements surprenants, chez eux ou ailleurs, avec des moyens de plus en plus réduits et rigides. Ajoutons enfin que le reflux des Etats crée souvent un vide social occupé par l’offre de ces groupes, plus proches des gens, souvent riches et surtout plus honnêtes. Les paysans pashtounes préfèrent ainsi faire appel à la justice talibane, dure mais rapide et gratuite, plutôt qu’à une administration corrompue.

Les groupes politiques se substituent ainsi progressivement aux Etats faibles pour former des proto-Etats comme le Hezbollah libanais, le Sadr-City mahdiste au nord de Bagdad ou le Pashtounistan taliban ou des réseaux s’incrustant dans plusieurs « pays porteurs » comme Al Qaïda au Pakistan, en Somalie, Libye, Yémen etc. poussant même des ramifications économiques jusqu’au Congo. D’autres groupes sont au contraire de purs prédateurs. L’Afrique est le continent le plus affecté par cette nouvelle génération de guérillas qui ne veulent pas forcément prendre le pouvoir, comme les mouvements rebelles de la génération précédente, ni même rallier la population. Ne pouvant plus recruter des volontaires, l’armée de libération du Seigneur s’est mise à enlever des milliers d’enfants en Ouganda pour en faire des soldats ou des esclaves. Pour pouvoir subsister ces groupes parasites sont désormais souvent associés à différents trafics comme celui des diamants ou celui des drogues.

Ces groupes  sont désormais suffisamment forts pour résister aux armées, y compris celles des puissances occidentales. Dans le grand Moyen-Orient, du Hezbollah au réseau Haqqani en passant par l’armée du Mahdi en Irak, ni les Etats-Unis renforcés de l’OTAN ni Israël n’ont réussi à vaincre définitivement une seule de ces organisations. Le seul succès est le retournement de la guérilla sunnite en Irak avec le mouvement du Réveil. Ces groupes sont aussi capables de faire imploser définitivement certains Etats faibles. C’est déjà le cas de la Somalie où chaque apparition d’un acteur centralisateur voit tous les seigneurs de guerre se liguer contre lui et l’éliminer. C’est un risque majeur au Congo ou vingt commandants rebelles se nourrissent déjà du chaos.

Ce n’est plus la force des Etats qui incite au conflit extérieur mais leur faiblesse même, qui suscite des contestations internes de plus en plus violentes. D’horizontales, entre Etats nations, les guerres sont redevenues largement verticales entre forces imbriquées dans un même espace. La majorité des hommes qui y portent les armes (organisations armées, milices d’autodéfense, polices, sociétés militaires privées) sont désormais civils et ceux qui en subissent les effets sont également civils, à 90 %.

La guerre mondiale en cours est une guerre pour la survie des Etats contre les forces diverses et multiples qui les rongent de manière peu visible par en haut et, plus spectaculairement, par en bas, par toutes ces fissures qui sont apparues dans toutes les fragilités qui seront étudiés cette journée et qui, si elles ne sont pas colmatées laissent passer les éruptions. A la question des rapports entre stratégies militaires et fragilités, la réponse est simple : elles sont désormais consubstantielles.   

dimanche 16 juin 2013

Elite academy

« Il est avocat, il a appris à parler ;
moi, je suis énarque, j’ai appris à gouverner la France »
Ségolène R. parlant de Nicolas S.

Elite Academy de Peter Gumbel est ce genre de livre que seuls les anglo-saxons savent bien faire, mélange de témoignage personnel et d’analyse scientifique. Le témoignage, que je vous laisse découvrir, est celui du fonctionnement de Sciences Po-Paris notamment sous la direction de Richard Descoing, à la fois symbole et tentative de réforme de l’élitisme à la française. L’analyse est celle d’un système, très spécifique, de sélection des élites à base de concours des grandes écoles et de ses résultats.

Le constat de départ est celui de la mainmise presque complète de la direction des institutions et des grandes entreprises par une toute petite aristocratie de concours. Depuis 1974, début de l’étude citée par Gumbel, 60 % des collaborateurs (le terme n’est pas précisé) des Présidents de la république et des Premiers ministres sont des X ou des Enarques, avec une très légère et très provisoire inflexion sous Nicolas Sarkozy (55 %). Du côté économique, en 2010,  84 % des 546 dirigeants du CAC 40 étaient issus d’X, ENA et HEC (19 PDG sur 40 étaient des X), le conseil d’administration de Vinci comptait alors 14 X parmi ses 24 membres. C’est plus qu’en 1994, lorsqu’une autre étude évoquait 75 % de PDG des 200 premières entreprises françaises issus de grandes écoles (dont Polytechnique et l’ENA pour moitié et autres grandes écoles, dont HEC, pour un quart). C’est nettement plus qu’en 1972, alors que déjà 60 % des dirigeants des plus grandes entreprises étaient issus de 5 grandes écoles (et parmi 42 % de Polytechniciens).

L’oligarchisation de notre élite s’est donc accentuée en même temps que le développement de la mondialisation libérale, profitant notamment à fond des grandes vagues de nationalisations-privatisations des années 1980-90  et alors même que sa base de recrutement, sensiblement toujours la même (4 000 candidats des écoles préparatoires, pour lesquels l’Etat dépense 50 % de plus que pour les autres étudiants et quelques centaines d’élèves des grandes écoles elles-mêmes) diminuait en valeur relative par rapport à une population en augmentation croissante, surtout celle qui accède à l’enseignement supérieur. La concurrence à l’entrée s’est donc accrue au bénéfice de ceux qui disposaient d’avantages socio-culturels leur permettant petit à petit de placer les « héritiers » dans les meilleures conditions de réussite à des concours difficiles.

En résumé, nous avons une élite de moins en moins représentative de la société et donc de plus en plus uniforme socialement et même intellectuellement (ne serait que par la prédominance aussi peu rationnelle qu’outrancière des mathématiques dans le processus de sélection). Cette même élite de stratèges d’Etat se trouve elle-même prise en défaut lorsque l’Etat n’est plus stratège.  Démocratie de recrutement et services de l’Etat, tant vantés, apparaissent donc de plus en plus comme les lumières résiduelles d’étoiles en train de mourir, le tout dans un contexte de marasme économique à la fois cause et conséquence de cette oligarchisation. Nous sommes loin de la France du Conseil national de la résistance et de de Gaulle.

Le phénomène apparaît d’autant plus scandaleux que les autres pays développés ne fonctionnent pas de cette façon. L’Allemagne, dont on ne peut pas dire qu’elle soit mal administrée, ni mal gérée économiquement, ne possède pas de grandes écoles. Avec 24 000 étudiants, les 8 universités de l’Ivy league (où ne figurent pas Stanford, Georgetown et l’université de Chicago) ont une base de recrutement 50 fois plus large que l’ENA-X mais surtout, à l’autre bout du circuit, les anciens élèves d’Harvard ne sont « que » 65 parmi les 500 PDG des plus grandes entreprises alors que 35 ne sont même pas allés à l’université et que les autres sont issus de parcours très variés. Il faut noter que 40 de ces 65 Harvardiens  sont titulaires d’un MBA tardif obtenu après plusieurs années d’expérience professionnelle. Même le système britannique des public schools et d’Oxford-Cambridge, a profondément évolué depuis 25 ans dans le sens d’une bien moindre grande mainmise sur le pays. Il est vrai que le système anglo-saxon porte en lui-même d’autres failles dont le coût financier et l’endettement massif qu’il impose ne sont pas les moindres.

Pour autant, en quoi ce monopole français accordé aux grandes écoles poserait-t-il problème, outre qu’il satisfait une certaine nostalgie d’ancien régime ? Après tout, au point de vue microéconomique, les élèves qui sont sélectionnés en grandes écoles sont tous des gens intelligents et a priori plutôt bien formés. On peut s’interroger cependant sur les critères de sélection qui ne laissent aucune place à des qualités comme l’esprit d’entreprise, l’imagination ou simplement la capacité à conduire d’autres individus, comme si la capacité à résoudre des équations suffisait à résoudre tous les problèmes de monde réel. C’est cependant au niveau macroscopique que les choses se compliquent lorsqu’un même groupe issus de sensiblement les mêmes milieux et ayant suivi les mêmes formations en viennent à gérer par le haut l’ensemble de la diversité du monde. On retrouve alors les effets pervers classiques du copinage du « petit monde » (ici), des liens consanguins entre cabinets et conseils d’administration et peut-être surtout de « pensée unique » (ici), au cœur d’un environnement international plus fluctuant et incertain que jamais. La France innove-t-elle encore par en haut ?

L’opposition entre le micro et le macroscope n’est pas seule en cause, il y a aussi l’opposition entre le visible et l’invisible, le visible c’est le brillant de l’apparence et souvent du fond des aristocrates, l’invisible, ce sont les frustrations qu’un tel système darwinien de sanction par l’échec dès le plus jeune âge provoque chez ceux qui en sont exclus et qui se voient ainsi réduire considérablement leurs possibilités d’accéder à des hautes (et même moins hautes) responsabilités. C’est la thèse soutenue de manière très convaincante par Thomas Philippon dans Le capitalisme d’héritiers qui considère que cette classe « grandécolesque »à laquelle s’ajoute (ou se superpose) celle encore plus visible dans certains milieux, des « enfants de ».

Le coût social et économique de cette frustration est considérable. Dans une étude datant de 2005, Lorsqu’il s’est agi de qualifier la qualité des relations au travail, les Français sont les derniers sur 32 nations, avec 52 % à les juger bonnes (80 % en Allemagne). 46 % des sondés français estimaient alors être à la fois sous-payés et sous-employés et seulement 14 % d’entre eux voyaient leur perspectives d’amélioration comme bonnes (soit deux fois moins qu’au Royaume-Uni ou en Allemagne). Dans les classements des grandes entreprises où il fait bon travailler en Europe, les sociétés françaises sont traditionnellement classées parmi les dernières (ici). La frustration devant la confiscation du pouvoir se double d'un sentiment de trahison lorsque l'élite semble ne pas faire ce que pourquoi elle est faite (et pas par exemple amoindrir les performances de l'Etat) puis d'injustice lors des situations de crise, lorsqu'on constate que les Grands écoliers ne sont jamais affectés par leurs conséquences. Comme si, dans l'armée de terre, les Saint-Cyriens étaient la seule catégorie d'officiers à ne pas être, collectivement, affectée dans leur recrutement et leur avancement par les réductions en cours depuis vingt ans. 

Outre le coût médical d’une telle société sous stress avancé, on conçoit là-aussi que l’initiative et l’audace ne soient pas spécialement au rendez-vous dans une société qui les pénalise. Rien n’empêchait pourtant que Facebook ou Google apparaissent en France, en apparence seulement.

On peut imaginer de contourner ces blocages par de la téléréalité comme cela est déjà le cas pour certaines carrières artistiques, on aurait ainsi une « entrepreneur-academy » ou une « officiers généraux-pop stars ». On peut aussi imaginer une révolution néo-démocratique, c’est aussi une spécialité française. Dans tous les cas, il y a urgence. La France s’efface de l’Histoire.

samedi 8 juin 2013

Enrichissons-nous de nos mutuelles ressemblances

Modifié le 10 juin

En 2012, l’université de Cambridge publiait une étude analysant les rapports entre les PDG et les conseils d’administration des 250 plus entreprises françaises, de 1994 à 2001, en fonction de leur appartenance ou non à une grande école (ici). Mystérieusement, cette étude n’a pas eu beaucoup d’échos en France alors que les résultats sont pourtant des plus intéressants.

L’auteur constatait d’abord que plus de 50 % des PDG sont issus de Polytechnique (29,32 %) et de l’ENA  (21,95 %). Près de 20 % sont par ailleurs aussi issus de l’Inspection des finances ou des Mines. Par ailleurs, pour des conseils d’administration de 11,4 membres en moyenne, 3,5 viennent de ces deux seules écoles.

Les résultats sont sans appels :

. En prenant comme critère la cotation en bourse sur deux ans, les entreprises dirigées par des Enarques ou des X ont, sur 2 ans, ont un résultat moyen inférieur de plus de 7 % par rapport à celles qui ne le sont pas.

. Paradoxalement, le taux de remplacement forcé des PDG non issus des Grandes écoles est assez nettement plus important que celui des PDG X ou Enarques (3,3 % par semestre contre 2,8). Autrement dit, les conseils d’administration français sont plus indulgents avec l’incompétence des X et Enarques qu'avec celle des autres. Sans surprise, cette indulgence est d’autant plus importante que les liens sont proches (lorsqu’il y a un PDG et au moins un membre du CA issus du même corps).

. Qui plus est, lorsqu’un PDG est remercié, s’il est X ou Enarque il aura 22,39 % de chances de trouver un poste encore supérieur contre 8,33 % pour les autres.

. Ajoutons enfin cet autre paradoxe qu’à la tête d’une entreprise privée française, les PDG anciens hauts fonctionnaires sont deux fois mieux payés que ceux qui ont fait leur carrière dans le privé. Ils toucheront 2,5 fois plus de bonus et beaucoup plus de stocks-options.

Pour comprendre ce phénomène, l’auteur de l'étude, Bang Dang Nguyen, parle d’ « effet petit monde », qui ressemble beaucoup au processus de circulation des élites décrit par Vilfredo Pareto ou Arnold Toynbee :

. Un petit groupe s’insinue dans les sphères du pouvoir, c’est-à-dire en France, les cabinets ministériels puis les conseils d’administration des grandes sociétés (avec une grande vague d’ « émigration » pendant la séquence nationalisations-privatisations des années 1980).

. Une certaines masse critique atteinte (un millier d’individus), ce complexe économico-administratif s’auto-entretient au sommet et tend à devenir héréditaire à sa base. Le « bassin de recrutement » tend donc à se rétrécir socialement (le pourcentage de boursiers de X est deux fois inférieur à celui des écoles d’ingénieurs, 88 % des parents des étudiants de l’ENA sont de milieux aisés) et même géographiquement (l’écrasante majorité des élèves de Polytechnique est issue de 5 lycées de Versailles et des 3e, 5e arrondissements de Paris).

. Plus cette élite se resserre et se ressemble et moins elle est créative, donc performante dans un monde où l’innovation est essentielle (ici).

Cette déconnexion croissante et ce rendement décroissant finiront par se voir. L’aristocratisation débouchera alors sur une contestation, d’abord silencieuse comme celle des actionnaires étrangers qui, peu sensibles au prestige des grandes écoles, ont fait que 28 % des PDG du CAC 40 ne sont plus français, et puis ensuite plus agressive si rien ne change pour que tout change.

mardi 4 juin 2013

Organisation : soyons tel le chat !-par Fabien Pezous

Nous vivons dans un monde qui tend vers l’Extremistan décrit par Nassim Nicholas Taleb [1] ; un monde où le Cygne Noir - cet événement a priori imprévisible mais aux répercussions graves - devient hautement probable, un monde où toute tentative d’anticipation ne saurait se résumer à une simple prolongation des lignes du passé. Qu’il soit juridique, humain, technologique (…), le risque est aujourd’hui trop protéiforme pour qu’une analyse puisse prétendre être complète, celle-ci donnerait même une dangereuse illusion d’exhaustivité.

Dès lors, comment se préparer à l’avenir ? Comment décider dans l’incertitude ? En partant du principe que le pire est certain, mais que sa forme est imprévisible, il semble opportun de ne pas se concentrer uniquement sur la forme de ce scénario du pire mais plutôt sur notre propre structure pour se garantir de pouvoir répondre à ce Cygne Noir.

En ne s’épuisant pas à deviner ces « unknown unknowns », nos organisations peuvent gagner en efficacité en accordant la plus grande attention à la robustesse et la solidité de leur propre architecture. A la manière du chat, qui, quelle que soit la raison ou la manière dont il chute, retombe toujours sur ses pattes, nos structures organisationnelles ne devraient pas s’attarder sur les causes des crises qu’elles ont à gérer ou la manière dont elles y font face, mais sur les conditions qui vont leur permettre d’atterrir et de reprendre leurs chemins.

L’on pourrait filer la métaphore féline plus longuement et ainsi s’amuser à décrire « les yeux, l’oreille interne et la colonne vertébrale » du commandement de nos armées. Ici, il s’agira plus simplement de s’en tenir à quelques considérations essentiellement théoriques qui peuvent être utiles au moment de décrypter le Livre Blanc. Ce bref développement est, peut-être, également valable pour une entreprise.

« On ne te demande pas de prévoir l’avenir, mais de le permettre ». Antoine de St Exupéry

Dans ce cadre,  quelques principes connus comme la résilience, la redondance ou la subsidiarité méritent toute l’attention des décideurs. Ces caractéristiques pourront paraître générales, vagues ou à la mode, encore s’agit-il de comprendre ce qu’elles recouvrent et de les appliquer concrètement et scrupuleusement.

Que l’on considère la résilience sous son acception métallurgique, psychologique ou économique, la définition qu’en fait Pierre d’Huy, consultant pour le cabinet de conseil en innovation Experts paraît être particulièrement adaptée à nos armées: « la résilience est la capacité (…) à se structurer de façon à ce que la crise ou le choc, même et surtout ceux qui sont totalement imprévisibles, puissent être supportés par l’entreprise, et parfois même la renforcer. » Pour l’éthologue Boris Cyrulnik, la « résilience définit la capacité à se développer quand même, dans des environnements qui auraient dû être délabrants ». Ces définitions montrent bien à quel point un système résilient ne se focalise pas sur le type de choc auquel il va être confronté, mais sur sa propre robustesse afin de l’absorber et éventuellement d’en ressortir encore plus fort.

Par ailleurs, en ces périodes de crise, où fusent les idées visant à faire des économies, il convient de ne pas confondre duplication et redondance. Cette dernière est essentielle à l’efficacité de l’outil de défense. En effet, c’est bien cette redondance des capacités qui donne à nos armées leur liberté d’action et qui leur permet de concentrer leurs efforts. La redondance de nos systèmes de commandement, d’information, mais aussi de nos forces à projeter ne saurait être perçue comme un luxe mais bien comme la garantie d’une certaine autonomie de décision, de l’ubiquité de nos troupes et, donc, de l’exercice de la souveraineté de nos décideurs.

Enfin, le principe de subsidiarité doit aussi nous aider à construire nos modèles d’organisation. Puisque nos ressources sont désormais de plus en plus comptées, il s’agit de s’assurer que chaque niveau hiérarchique est employé de manière optimale. Véritable contrat entre les strates hiérarchiques, la subsidiarité vise la répartition des tâches de la manière la plus efficace où le supérieur s’interdit toute intrusion chez ses subordonnés, sans se défausser de ses propres responsabilités et où, en contrepartie, les échelons inférieurs ne sollicitent leurs chefs qu’au moment où ils dépassent leurs domaines de compétences.

“The plan is nothing, planning is everything”.  Winston Churchill

Pour autant, se focaliser sur sa propre organisation ne signifie pas qu'il faille adopter une attitude égocentrée et renoncer à une certaine conscience du monde. La fonction « connaissance-anticipation » demeure cruciale tandis que les vertus de la planification et l’ébauche de scenarii restent essentielles. Ces exercices intellectuels doivent être préservés, mais ils méritent d’être perçus comme des formes de tests destinés à éprouver la capacité de nos organisations ou comme le moyen de disposer d’un temps d’avance lorsque les crises surviennent, bien plus que comme la colonne vertébrale de nos systèmes.

Le chef de bataillon Fabien Pezous est actuellement stagiaire à l'Ecole de guerre

[1] Nassim Nicholas Taleb, Le cygne noir : La puissance de l'imprévisible, Ed. Les belles Lettres