samedi 28 mai 2016

Champions du monde

Publié le 12/09/2011

La France est championne du monde…de la frustration au travail. La faute, selon plusieurs auteurs, a une culture peu propice aux promotions de ses travailleurs les plus talentueux ou les plus investis (1). Plus précisément, la haute direction des organisations françaises serait le monopole d’une petite noblesse de concours issue de grandes écoles, bloquant l’avancement des cadres issus des organisations elles-mêmes (2). La France est ainsi un des seuls pays développés où on peut raisonnablement anticiper vingt ans à l’avance sa position sociale. Cela ne signifie pas que cette nouvelle noblesse ne soit pas talentueuse, c’est souvent l’inverse, mais que lorsque le premier critère d’avancement n’est pas le mérite mais le logo de son école initiale, le travail de l'ensemble devient moins motivant et donc aussi moins productif ou innovant.

Les tenants (bénéficiaires) de cette situation arguent du caractère ouvert du recrutement initial des grandes écoles. Cela est de moins en moins le cas, la proportion de recrutement populaire dans les quatre principales grandes écoles françaises est ainsi passée de 29 % en 1950 à 9 % en 1990 et cette tendance se poursuit d’autant plus qu’en situation de crise des réflexes auto-protecteurs réduisent encore l’ouverture (3). En cours de carrière, il existe également des passerelles pour les « non élus » pour accéder aux échelons supérieur mais sans grande possibilité d’atteindre les sommets. La haute direction des grandes entreprises et des administrations reste un quasi-monopole (c’est-à-dire plus 90 % des postes) des élèves de grandes écoles.

Le cloisonnement et la rigidité induits par ce système étaient compensés traditionnellement par un sens important du devoir (autre héritage de la culture d’Ancien Régime) et un certain paternalisme. Cela fonctionnait à peu près dans le système industriel tayloriste des Trente glorieuses (qui coïncidait aussi avec la forte démocratisation de la société d’après-guerre). Désormais, et particulièrement au niveau le plus bas, à cette mauvaise gestion des rapports humains s’ajoute une pression nouvelle due à une décentralisation de l’action et une exigence nouvelle de productivité et de qualité « totale ». L’« ouvrier » ou l’« employé » deviennent « stratégiques » à la manière des entreprises étrangères, japonaises ou américaines essentiellement. La différence est que dans ces pays la pression est compensée par la sécurité (relative mais réelle) directe de l’emploi dans l’entreprise ou indirecte dans la société (autrement dit un chômeur retrouve assez facilement un emploi) associée à une certaine considération (ouvrier n’y est pas devenu synonyme de « beauf »). En France, il est difficile d’échapper à la pression que ce soit par une évolution positive de carrière ou en allant « voir ailleurs ». Avec un taux de chômage de 10 % il n'y a souvent pas d'ailleurs et tout le monde ne peut se transformer en entrepreneur (4).

Au bilan, une étude réalisée par l’IMD de Lausanne en 2004, classait la France 57e sur les 60 pays étudiés en matière de qualité des relations sociales. Un autre sondage réalisé par un institut américain ne classait aucune société française parmi le Top 100 des « entreprises où il fait bon travailler » (4). Les services publics ne sont pas forcément mieux lotis. Une autre étude révélait par exemple que moins de 5 % des employés de la fonction publique anticipaient que leurs mérites seraient un jour reconnus et récompensés (contre 21 % dans le privé, ce qui n’est déjà pas fameux) (1). Tout cela se traduit par une productivité sous-optimale (la forte productivité française est surtout le résultat de la préférence pour les machines sur les hommes pour les emplois peu qualifiés) et des coûts humains importants (stress, suicides, consommation médicamenteuse) qui freinent la croissance et l’innovation.

(1) Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers, Seuil, 2007.
(2) Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, 1993.
(3) Michel Euriat, Claude Thelot, « Le recrutement social de l'élite scolaire en France. Evolution des inégalités de 1950 à 1990 », in Revue française de sociologie 36/3, 1995.
(4) Frédéric Lemaître, « Pourquoi Toyota n’est pas français », in Le Monde, 25 mai 2007.

13 commentaires:

  1. Bonjour,
    Rassurez-moi et confirmez-moi: la dernière phrase était ironique ?
    Parce que, dans mes souvenirs pas si lointains, les "travers" élitistes que vous mettez en exergues dans la société civile et la fonction publique me semblent bels et bien s'appliquer à nos forces armées: citez-moi un militaire sorti du rang qui serait arrivé dans les plus hautes sphères du commandement militaire, à un poste de Chef d'État-Major d'armée ?

    Et ormis le sens du devoir, fort heureusement plus développé dans les armées qu'ailleurs, je retrouve toutes les frustrations dont vous faites état... malheureusement

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  2. Avant tout je vous salut mon Colonel je suis un fidèle lecteur de vos écrits.
    Et votre blog est une bonne nouvel.
    Le constat est bien réel notre belle république récompense la médiocrité, mais je préfère ma simplicité j'aurais peur d'être contaminé.
    Qui je suis ?
    Un citoyen passionné de polémologie et de stratégie, Sous officier Sapeurs pompiers volontaires ou je donne beaucoup à la république et mes 9.03€ de l'heure d'indemnité sur intervention me permette de me payer mes livres.
    D'ancien bucheron je suis passé par toutes les strates de l'esclavage sécurité privé (pour une femme) finalement devenu cadre comme responsable sécurité des personnes et des Biens dans une grosse boite, après avoir repris mes études à 40 ans, j'ai commencé à gagné un salaire correct à 44 ans. Mais un peu tard pour être propriétaire. Je n'ai plus de complexe après avoir vu la collection de larbin qui nous commande. Notre couple donnent un mois de salaire aux impots, et je suis très fière.
    Très cordialement

    Skcnireud

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  3. Très heureux de vous lire sur la toile mon Colonel.

    Toujours le même problème français avec ses élites, en effet la caste des Hautes Ecoles est la nouvelle noblesse française, soucieuse de conserver ses privilèges, elle y arrive de plus en plus en faisant en sorte que les nouveaux diplomés soient de plus en plus fils et filles de diplomés.
    Pour l'armée on peut dire à coup sûr que c'est la même chose, combien de Généraux EMIA ayant des responsabilités ? Combien de régiments de mélée/appuis commandés par des Colons non St Cyriens ?
    Et quand on se souvient où les grandes théories de nos élites militaires nous ont conduit (1870 avec tous les boutons de guêtres, 1914 et l'Offensive à outrance, 1940 et l'infranchissabilité de la Ligne Maginot et des Ardennes Belges, sans parler de la fameuse cuvette de Dien Bien Phu)

    Doit-on se préparer à une nouvelle nuit du 4 Août ?

    Clairon

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  4. J'avais bien compris que ta phrase de conclusion était ironique...

    Ton blog ne devrait pas tarder à faire du ramdam.... Ton article sur le TAC m'a rappelé la bio de John Boyd ( que tu as forcément lue) qui m'avait tellement marqué que je suis allé sur sa tombe à Arlington....

    Continue....Et à bientôt à Paris

    Ton pote de la 73 et de la 88....JL

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  5. mon cher colonel
    vous faite une tres grande erreur en pensant que
    l'armee n'est pas touchée par ce phenomene,alors que la défense fait une cure d'amaigrissement en personnel sans pareil, il semble que la caste meconnue de vos 630 généraux en 1°section et 5500 en 2° section chiffre resté contant depuis 1990 apparait pour certains corps d'officiers subalternes et
    encore plus pour le corps des sous-officiers et
    mdr comme une ignominie,on nomme un deux étoiles pour 300 h ou f a Dakar et bien d'autres exemples,l'état financier du pays fait qu'en 2012 l'armée Francaise aura des déficits
    capactaires non réparable dans de nombreux domaines et que les ops comme la Libye ou l'Absurdistant soient un clap de fin,mais elle aura toujours ces généraux,pour mémoire Marine
    corps 220000h moins de 100 généraux ADT 120000 H
    220 Généraux

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    1. Pourquoi ne pas constituer des régiments composés uniquement d'officiers supérieurs et de généraux, et les envoyer en 1ère ligne, aux côtés du soldat de base ? Après tout leur métier n'est-il pas également de se battre ? Au champ de bataille de faire la différence entre les combattants valeureux des autres, au lieu de la DRH ... Je plaisante (à peine)

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  6. Bravo pour ce ''papier'' colonel Goya. Clemenceau avait résumé le problème de cette nobilité républicaine:
    " Vous voulez que les Allemands perdent la guerre en six mois?
    -Donnez leur l'école Polytechnique!" (en 1916 devant son gouvernement)

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  7. "L’ « ouvrier » ou l’ « employé » deviennent « stratégiques » à la manière des entreprises étrangères, japonaises ou américaines essentiellement."

    Teuteu, pas d'employés ou d'ouvriers, mais des "collaborateurs".

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  8. Mon colonel,

    Excellente analyse de la société française actuelle ...hélas.... dans laquelle seule une élite de fait héréditaire trouve son bonheur, cela aussi bien dans le monde icivil que militaire. Pour faire court et donc réducteur, je citerais les propos de Raoul Girardet au tournant des années 2000 : notre société actuelle n'est qu'un quasi décalque de celle d'avant la Révolution, plus précisément des années 1770 / 80, seuls ont changer les apparences.

    La noblesse a été remplacée par les Grandes Écoles, et celles-ci ne promeuvent en leur sein qu'un infime % ne provenant pas de la "noblesse" dénommée maintenant élites....soit disant républicaines !..... Sciences pos Paris marchepied de l'ENA, et caricature de ce système refermé sur lui-même, accueille certes depuis quelques années une dizaine / vingtaine d'étudiants venant de ZEP. Mais cela ne change rien au système de reproduction de nos élites, car ce petit nombre ne fait que donner l'illusion d'une ouverture de celui-ci.

    Dans le domaine du secteur privé, je doute que la réussite industrielle aux USA de Elon Musk - fusée Space et auto Tesla - aurait été possible en France : doctorant en physique issu de l'université, et n'appartenant pas à une lignée "d'élites" financières ou industrielles. Certes on pourra me rétorquer la réussite d'un Xavier Niel - Free et cie - mais elle ne concerne que le secteur des services, et relève plus d'un marketing fort innovateur : rien de comparable avec des industries de haute technologie, tel celles que Elon Musk se confrontant avec succès à des mastodontes mondiaux.

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  9. Excellente analyse, même si je n'apprends rien que je ne connaissais déjà, toujours autant de plaisir à vous lire. La société française fonctionne comme la tectonique des plaque, tout se bloque, les tensions s'accumulent et ça pète... avant de se bloquer à nouveau quelques décennies après. Aujourd'hui, la société est complètement bloquée, historiquement, ça ne pardonne pas.
    L'un des premiers effets de la révolution française a été la dissolution des corporations, ce n'est pas un hasard. Les castes créent des rentes et cloisonnent la société, les éclater est évidemment une priorité.
    Je suis fonctionnaire dans la territoriale, je sais déjà ce que je gagnerai dans 20 ans et je n'ai absolument aucun espoir d'évolution. Je suis ingénieur mais je n'ai pas fait les grandes écoles (j'ai un doctorat de géographie), c'est une tâche indélébile qui me tiendra à jamais éloigné de toute promotion, quel que soit mon talent, quelle que soit mon action. Je ne me plaints pas, ma situation est bonne, mais je dois faire de très gros efforts d'abstraction pour rester motivé et continuer à croire naïvement que ma hiérarchie (haute caste des ingénieurs de l'Etat) oeuvre pour le bien commun. Je n'ai pour l'heure qu'une seule certitude : le sens du devoir est inversement proportionnel au degré de responsabilité et, de manière corolaire, plus un métier est utile, mois il est considéré.
    La tectonique des plaque suit son cours, rien de l'arrêtera.

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  10. Pour la recherche française, c'est la Bérézina :
    http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/021969960852-le-scientifique-et-le-scieur-2002107.php

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  11. En France,une certaine hiérarchie n'aime pas les gens qui ont du talent, ceci dans n'importe quel domaine.Ne dit-on pas que "le clou qui dépasse de la planche appelle le marteau"....
    Oui c'est pourquoi rien ne marche dans ce pays.Comme vous le dites la tectonique des plaques suit son cours et rien ne l'arrêtera.

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  12. Je ne comprends pas ce qui motive nos politiciens, on dirait qu'ils en veulent au peuple.
    Aujourd'hui j'ai zappé deux secondes sur la chaine parlementaire pour voir le débat au palais Bourbon, et qu'entends-je? Un mec du LR qui nous dit que dans tel village des manouches sont encore venu s'installer dans un champs. Navrant de petitesse pour le parlement français réduit à ce genre de débat d'ostracisme! C'est consternant cette mentalité qui règne, les collabos sont toujours sur le qui-vive on dirait, avec ce genre de petites histoires où ils cherchent des soufre-douleur afin de dissimuler leurs incapacités d'aristos-bobos parvenus. Manouches, pauvres, salarié, syndicats, scientifiques, etc, bref tout ce qui fait la France les dérangent.
    C'est à un chiisme sociétal auquel on assiste en ce moment, l'heure est donc aux états-généraux, afin de retrouver une démocratie saine et active, c'est d'ailleurs le son de cloche que l'on peut entendre partout sur les réseaux sociaux, "un grand nettoyage", car la chienlit pour nous c'est eux, et pour eux c'est nous. Ils ont le pouvoir, nous sommes le peuple, choisissez votre camp, la roue tourne rien ne va plus.
    On ne veut pas Le Pen, On ne veut pas Sarko, on ne veut pas Hollande, on ne veut pas Juppé, on veut surtout du renouvellement comme dans tout pays libre qui se respecte (Clinton, Obama, Trudeau, Cameron, par exemple, et qui sont sortie de nul part avant d'être élu pour diriger leur pays.), alors que là c'est tout le contraire, c'est marche ou crève (terme de la Légion Etrangère, et aussi livre de Stephen King que je conseil.).
    Si on est pas d'accord au sain d'un partie on est taxé de frondeurs (Référence à la Fronde sous Louis XIII et Mazarin, c'est n'importe quoi!), et donc il n'y a plus de débat intelligent, mais juste des postures nombrilistes, égocentriques à la bienveillance pas du tout prouvé.
    "L'enfer est pavé de bonnes intentions":http://www.linternaute.com/proverbe/425/l-enfer-est-pave-de-bonnes-intentions/

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